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FAIT Rapport du Comité

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PARTIE III

Développer les relations du Canada avec l'Asie centrale

…une nouvelle Asie centrale est en train d’émerger, une Asie centrale qui portera pendant des décennies les traces de son passé soviétique, mais qui ne peut retourner en arrière. Avec le temps, cette nouvelle Asie centrale sera reliée à un monde plus large par des liaisons aériennes, routières et ferroviaires, ainsi que par des oléoducs et des gazoducs. Des liens culturels communs assureront sa cohésion, mais ils la diviseront aussi — peut-être même violemment. Elle sera peut-être aussi liée par le narcotrafiquant et le réfugié. Pendant un certain temps, ces pays seront marqués par la faiblesse des États, des économies et des sociétés civiles. Ils chercheront une forme de retour, qui reste floue, au monde islamique. L’aboutissement de ces tendances pourrait fort bien varier d’un État à l’autre. La Russie continuera de jouer un rôle important, mais elle ne sera plus la puissance unique ou dominante. La nouvelle Asie centrale sera intégrée à un espace géopolitique fortement différencié qui suscitera l’intérêt et l’engagement de la Chine, de l’Iran, de la Turquie, du Pakistan et de l’Inde.

            Il n’est pas facile de tracer la voie que doit suivre la politique étrangère du Canada à l’égard de cette vaste région volatile qui correspond à la partie du sud de l’ancienne Union soviétique. Comme la citation qui précède le laisse entrevoir, un ensemble extrêmement compliqué de circonstances internes et externes est en cause, sur lequel les démocraties occidentales n’ont qu’une influence limitée. En acceptant la thèse voulant que le Canada ait de bonnes raisons et de bonnes occasions d’intensifier sa présence, le Comité souligne que, pour consentir cet effort, il faudra élaborer une approche à long terme réaliste et bien fondée. Il faut se garder de croire aux solutions faciles et aux résultats rapides. C’est ce qui est ressorti des audiences publiques du Comité et du voyage d’étude qu’une délégation a fait du 5 au 17 mai dans trois des cinq pays de l’Asie centrale — le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan — ce qui représente la majeure partie des activités fort modestes du Canada jusqu’à maintenant.

            Comme M. Neil MacFarlane l’a fait observer, le fait que le Canada n’ait aucun lien historique avec cette région nous donne l’avantage de la souplesse voulue pour l’approcher avec des intentions et des objectifs constructifs. Chose certaine, l’accueil chaleureux qui a été réservé aux membres du Comité dans chacun des pays visités montre qu’un intérêt accru de la part du Canada sera bien reçu, mais, pour soutenir à l’égard de cette région une politique canadienne qui puisse être prise au sérieux, il faudra engager les ressources nécessaires à sa mise en oeuvre, tout en affrontant les redoutables défis que doivent relever les gouvernements et les peuples de la région.

            En conséquence, les sections qui suivent proposent d’abord une évaluation de la situation actuelle, d’abord dans la région, puis dans chacun des pays, afin de mieux faire comprendre le contexte et le cadre de la politique dans lesquels il faut faire valoir les intérêts et les valeurs du Canada. C’est là un point de départ qui permet de brefs exposés sur certains objectifs précis de la politique à poursuivre dans les domaines suivants : sécurité et consolidation de la paix; réforme démocratique et droits de la personne; coopération économique et développement durable; coopération en éducation, coopération culturelle et autres formes futures de coopération. De la sorte, les recommandations du Comité porteront sur les niveaux régional, national et sectoriel de l’élaboration de la politique.

I. L’ASIE CENTRALE EN TRANSITION : SITUATION, PERSPECTIVES ET PRIORITÉS DU CANADA

Bref profil de la région

            Bien que le bassin de la Caspienne, riche en ressources, relie les deux régions étudiées par le Comité, les auteurs du rapport de la Commission trilatérale ont été « frappés par les vastes différences qui existent entre les États de l’Asie centrale et ceux du Caucase méridional ». Tout comme au Caucase, toutefois, une caractéristique dominante de la société traditionnelle de l’Asie centrale, fondée sur les clans, a été une diversité culturelle locale extrêmement poussée, ce qui ajoute à la difficulté, soulignée par Patrick Armstrong dans son témoignage, que les étrangers peuvent avoir à comprendre de l’extérieur les complexités qui persistent dans ces régions. Pour un occidental, l’Asie centrale est peut-être connue surtout pour le patrimoine de sa légendaire « route de la Soie ». Shirin Akiner décrit en ces termes ce turbulent carrefour : « Située à la croisée des principaux axes nord-sud et est-ouest de l’Eurasie, l’Asie centrale a été pendant toute son histoire un lieu de contacts, de heurts et, à des degrés variables, de fusion entre peuples, langues, philosophies et innovations technologiques et artistiques. Dans la longue chronique des invasions se succèdent divers groupes de peuples iraniens et de Turcs, les Huns blancs, les Grecs, les Parthes, les Arabes et les Mongols ».

            Ce très vaste territoire de plus de 4 millions de kilomètres carrés a en commun un passé que l’histoire relate, mais il n’a guère d’unité réelle, face à un avenir incertain. Plusieurs siècles d’impérialisme russe, le règne soviétique de Moscou ayant pris le relais du tsarisme, ont laissé un legs qui est fait de frontières et de nationalités souvent artificiellement définies et des lourds fardeaux (avec quelques réalisations, dont des taux élevés d’alphabétisation, par exemple) du totalitarisme communiste. Malgré les réformes apportées par Gorbatchev à la fin des années 1980, les pays de l’Asie centrale étaient en général absolument pas préparés à la dissolution de l’URSS, survenue en 1991. Leur niveau de développement politique au moment de l’indépendance a été décrit comme « pas très différent de celui qu’ils avaient atteint 70 ou même 100 ans plus tôt ». Ce ne fut pas une occasion de lancer un mouvement propre de pluralisme politique et de libéralisation...

Il n’y a eu aucun transfert de pouvoir aux nouveaux dirigeants. Au contraire, les élites dirigeantes, loin d’être discréditées à cause de leurs liens avec le régime communiste, ont acquis une nouvelle légitimité, car elles sont considérées comme des symboles de continuité en une période de transformation et d’incertitude. [...] il y a des parallèles socioculturels clairs à établir entre le style de gouvernement des khans de la société traditionnelle et celui des présidents actuels des États de l’Asie centrale. Les conditions dans lesquelles ces derniers s’acquittent de leurs fonctions sont définies et en principe limitées par leurs constitutions nationales respectives. Dans les faits, cependant, ils jouissent de pouvoirs quasi absolus .

            L’ambassadeur Gerald Skinner a confirmé l’observation faite par le Comité lui-même : il subsiste manifestement autour de ces dirigeants un culte de la personnalité et de nombreuses habitudes qui se sont bien ancrées pendant la période soviétique. Après dix ans ou presque d’indépendance pendant lesquelles les régimes des trois pays visités ont tenu le discours occidentalisant de la réforme de la démocratie et du marché, il n’existe toujours, pour reprendre ses termes « aucune culture du compromis ». Comme l’un des tableaux suivants le montre, un seul pays, le Kirghizistan, a mérité la mention marginale « en partie libre » dans l‘enquête annuelle 1999-2000 de Freedom House, et c’est le seul qui a reculé à la catégorie « pas libre » dans l’édition 2000-2001. S’il est vrai qu’apparaissent quelques signes de développement de la société civile, ce sont les conditions de l’autocratie qui, peut-on soutenir, ont été raffermies au cours des années 1990, au lieu d’une situation propice à la démocratie multipartite.

            Mme Ria Holcak, directrice du programme de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est à la Fondation canadienne des droits de la personne, a brossé pour le Comité un tableau troublant :

L'euphorie qui a suivi l'accession à l'indépendance au début des années 1990 a été remplacée par la désillusion, voire par la nostalgie de l'ancien régime. La pauvreté et le chômage ont tous les deux augmenté, et la conduite des affaires publiques et l'état de droit se sont détériorés. [...] Les tentatives en vue de passer à des économies de marché ont été pénibles, et les plus durement touchés ont été les groupes les plus vulnérables de la société, soit les pauvres, les pensionnés, les enfants, les réfugiés et les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays. [...]

La détérioration générale du niveau de vie de la plus grande partie de la population a entraîné une insatisfaction très répandue à l'égard des gouvernements de la région. C'est là une terre fertile pour la croissance des violations des droits de la personne.

Lors de leur accession à l'indépendance, les nouvelles républiques se sont dotées de constitutions qui garantissaient le respect des droits de la personne. Pour montrer qu'elles étaient prêtes à se joindre à la communauté internationale, elles ont aussi rapidement ratifié les traités les plus importants des Nations Unies en matière de droits de la personne. Toutes ont adhéré à l'OSCE et ont donc accepté de respecter certaines normes. Malheureusement, elles sont loin de joindre le geste à la parole.

            Dans l’ensemble de la région, les élections récentes ont été généralement fort critiquées par les observateurs étrangers. Comme M. Neil MacFarlane l’a signalé dans son témoignage : « La situation est tellement mauvaise en Asie centrale que l’OSCE refuse d’envoyer des observateurs des élections dans des États comme le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, par crainte que leur présence ne confère une légitimité à des processus électoraux profondément viciés ». Il est néanmoins réconfortant qu’au moins certains des parlementaires que les membres du Comité ont rencontrés aient été disposés à admettre des lacunes, tout en demandant coopération et aide pour apporter des réformes. Nous avons également pu rencontrer des militants non gouvernementaux dont les efforts témoignent de la nécessité de préserver l’espoir de la démocratie.

            En outre, comme Mme Holcak et nombre d’autres témoins l’ont fait remarquer, ces pays ont dû faire face à des chocs économiques sans précédent comme l’effondrement de l’Union soviétique et à des bouleversements sociaux considérables, circonstances qui, de façon réaliste, remettraient en question les meilleures intentions au plan politique. Les tableaux qui suivent présentent, par pays, des indicateurs choisis qui trahissent des tendances troublantes. L’Ouzbékistan est le seul pays qui n’a accusé aucune baisse de la production de son économie par rapport à son rendement de l’époque soviétique, mais il l’a fait en s’exposant aux critiques occidentales lui reprochant des retards dans des réformes économiques cruciales. Tous ces pays se situent vers le bas de l’échelle pour ce qui est de leurs résultats dans la transition mesurés par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), principale source de prêts de l’extérieur pour la région. L’apport en investissements étrangers est très inégalement réparti, la plus grande part allant au Kazakhstan et au secteur des ressources non renouvelables. La corruption, une réglementation arbitraire et une administration publique médiocre demeurent des obstacles redoutables. Alors que ces pays s’efforcent de réorienter de vieilles économies qui ne sont pas rentables pour s’adapter aux conditions du marché international, la criminalité économique et le trafic (surtout de drogues) prospèrent.

            Au plan humain, rares sont ceux qui se sont enrichis, et la plupart ont vu leur niveau de vie baisser de façon radicale. Les pressions socioéconomiques sont exacerbées par une croissance démographique qui est forte dans tous les pays sauf le Kazakhstan. Dans ce pays, le problème est plutôt l’exode des cerveaux, à cause du départ des minorités d’origine russe et européenne, surtout germanophones. (La Russie a dû absorber plusieurs millions de migrants russes qui sont venus de l’Asie centrale dans les cinq années qui ont suivi l’indépendance.) Tous les pays se retrouvent dans le groupe du « développement humain moyen », selon l’indice annuel de développement humain des Nations Unies. Tous se classent loin derrière la Fédération russe, selon cet indice. C’est le Kazakhstan qui s’en tire le mieux, et c’est aussi le seul pays de l’Asie centrale dont le classement s’est amélioré entre les rapports de 1999 et de 2000. Parallèlement, de nombreuses conditions sociales se sont détériorés dans ce pays. Un rapport récent du PNUD signale que « le dénuement dans les zones rurales s’aggrave rapidement ». On ne distingue pas clairement combien profiteront de la hausse des prix de l’énergie et de l’exploitation du bassin de la Caspienne, riche en pétrole. En général, les indicateurs du développement humain se sont dégradés dans toute la région depuis dix ans. Selon certains comptes rendus, malgré l’existence de poches de prospérité dans quelques grands centres urbains, la grande majorité de la population est réduite à la pauvreté.

Tableau 2
Pays de l'Asie centrale — Indicateurs matériels et démographiques

 

Superficie en km2
(% du total)

 

Population est. en 1999
(% du total)

Densité démographique
(habitants en km2)

Kazakhstan 2 724 900 (68%) 15 491 000 (28.9%)

5,68

Kirghizistan

199 900 (5%)

4 732 000 (08.8%)

23,67

Tadjikistan

143 100 (3.6%)

6 188 000 (11.5%)

43,24

Turkménistan

491 200 (12.3%)

4 993 000 (09.3%)

10,16

Ouzbékistan

447 400 (11.1%)

22 231 000 (41.5%)

49,69

Total 4 006 500 53 635 000

13,39 (moyenne)

Source : The New Central Asia, rapport du groupe de travail de la Commission trilatérale, 2000, tableau I-1, p. 4.

Tableau 3
Pays d'Asie centrale — Indicateurs choisis de performance économique

Produit réel : Prévisions du PIB—2000
(1989 = 100)

PIB réel croissance provision 2000

PIB par habitant
$ US — 1999
(1998 PPA*)

Cumulatif IED — $ US par habitant (1989-1999)

 

BERD 1999

Cote de transition**

Kazakhstan

64,7

3,46%

1 066
est. (4 378)

486,97

2,79

Kirghizistan

63,9

4,50%

380
(1998) (2 317)

86,97

2,67

Tadjikistan

44,8

3,70%

170
(1 041)

23,97

2,04

Turkménistan

74,8

16,00%

550
(1998) (2 550)

166,83

1,96

Ouzbékistan

95,3

4,10%

950
(1998) (2 053)

32,28

1,42

Sources : Banque européenne pour la reconstruction et le développement, Transition Report 1999, « 2000 Country Investment Profiles » et « Commentary on Central Asia », présentés au Comité par John Kur à Almaty (Kazakhstan), mai 2000; Programme des Nations Unies pour le développement, Rapport mondial sur le développement humain 2000, tableaux de l’indice de développement humain; UNICEF, Le progrès des nations 2000, tableaux statistiques.

* PPA : parité du pouvoir d’achat. Ces données du rapport du PNUD sont fournies par la Banque mondiale et tentent de donner une mesure du pouvoir d’achat réel sur le plan intérieur en dollars américains en éliminant les effets des taux de change.

** L’indice de transition de la BERD mesure le progrès global accompli par le pays dans les réformes, selon une échelle qui va de 1 — peu de progrès ou pas du tout — à 4+ - économie de marché qui fonctionne bien. La moyenne de l’Asie centrale n’est que de 2,17, contre 3,39 pour l’Europe centrale de l’ère postcommuniste.

 

Tableau 4
Indicateurs choisis de développement social et politique

 

2000 IDH (rang)


1999 Indice de corruption*

% entreprises —corruption fréquente

Constat de Freedom House

Classement** Droits politiques et civils

Kazakhstan

0,754 (73)

2,3

23,7

Non libre

6/5

Kirghizistan

0,706 (98)

2,2

26,9

Partiellement libre

5/5

Tadjikistan

0,663 (110)

s.o.

s.o.

Non libre

6/6

Turkménistan

0,704 (100)

s.o.

s.o.

Non libre

7/7

Ouzbékistan

0,686 (106)

1,8

46,6

Non libre

7/6

Sources : PNUD, Rapport sur le développement humain 2000; Transparency International 1999, « Corruption Perceptions Index »; BERD, « Commentary on Central Asia », mai 2000; Freedom House, Freedom in the World 1999-2000 Survey.

* L’indice des perceptions de corruption est fondé sur échelle allant de 1 — fortement corrompu — à 10 — très propre. (La cote du Canada était de 9,2 en 1999 et celle de la Russie 2,4.)

** Les classements de Freedom House pour les droits politiques et les libertés civiles vont de 1 — pour les pays les plus libres, à 7 — pour les pays qui le sont le moins.

Perspectives régionales

            L’immense potentiel en ressources et le patrimoine culturel extraordinairement riche de l’Asie centrale sont certainement prometteurs à long terme. À court terme, cependant, la situation globale de la « sécurité humaine » dans la région est inquiétante et mérite de recevoir l’attention des instances multilatérales. Les pays nouvellement indépendants de l’Asie centrale en sont encore à essayer de se débrouiller avec les conséquences de leur dépendance à l’égard de l’industrie militaire russe en cherchant à établir de nouvelles relations entre eux, avec leurs voisins et avec l’Occident. Jean Radvanyi fait observer que « la réaffirmation des identités au lendemain de l’indépendance a ranimé la ferveur nationaliste dans chacun de ces nouveaux États ». Simultanément, il est évident qu’un grand nombre des défis qu’ils doivent relever nécessitent des approches régionales intégrées ? adaptation de l’économie et développement de l’infrastructure, gestion des ressources (des approvisionnements en eau douce, qui sont cruciaux, en plus des ressources énergétiques), remise en état de l’environnement (pour s’attaquer par exemple au problème de la mer d’Aral, très polluée, qui est en train de se contracter), non-prolifération des armes nucléaires, lutte contre le terrorisme, pour ne citer que quelques exemples parmi ceux qui ont été donnés à maintes reprises aux membres du Comité. Abstraction faite des grands discours des sommets et de divers accords de coopération, il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine.

            La prudence est également de mise dans la gestion que ces pays doivent faire d’une foule de clivages ethnoculturels et religieux. À propos des clivages religieux, nous avons fréquemment entendu parler de la nécessité de contrer la menace que représentent les mouvements islamistes fondamentalistes militants (par exemple le « wahhabisme »); on a signalé des incidents terroristes et des incursions armées récentes dans le sud de l’Ouzbékistan et au Kirghizistan. Il y a bien entendu de réelles préoccupations en matière de sécurité, car le Tadjikistan a été en proie à la guerre civile et la vallée de la Fergana, densément peuplée, continue de faire l’objet de tensions entre les trois pays. Un analyste a conclu, il y a plusieurs années : « Le maintien de l’ordre et de la stabilité exigera dans l’avenir prévisible des mesures qui ne sont pas propices à l’implantation de régimes politiques de style occidental ». Cependant, bien des observateurs constatent maintenant que les autorités se servent de plus en plus du nationalisme et de la sécurité nationale comme d’une stratégie douteuse pour calmer un mécontentement populaire grandissant et comme d’un grand prétexte commode pour réprimer les dissensions politiques. Les défenseurs des droits de la personne s’inquiètent plus particulièrement des arrestations de masse et de la suppression des libertés civiles et des médias indépendants. Il faut donc aborder avec un jugement nuancé et critique ces questions de sécurité régionale si l’on veut instaurer la « stabilité » en soutenant le développement de sociétés démocratiques pacifiques et pluralistes plutôt qu’en justifiant ou en excusant d’autres recours à une répression autocratique.

            La grande préoccupation consiste à savoir ce qui arrivera maintenant, car les auteurs du rapport de la Commission trilatérale font observer : « Une autre source d’instabilité est le fait que ces régimes sont trop étroitement liés à des personnalités. Ils seront durement mis à l’épreuve lorsque les grands dirigeants disparaîtront de la scène et que commenceront les luttes de succession ». Une évaluation très pessimiste de Boris Rumer, de Harvard University, éditeur de Central Asia 2000: Critical Problems, Critical Choices, prévoit de graves conflits :

À la fin des années 1990, deux tendances distinctes se sont dégagées comme les caractéristiques prédominantes de l’Asie centrale contemporaine : la dégradation sociale et économique et des tensions croissantes entre les États de la région. La source des deux problèmes est une profonde crise économique que les régimes, loin de pouvoir résoudre, n’arrivent pas à contenir. L’instabilité qui en résulte menace de déclencher une énorme explosion sociale — d’autant plus probable à cause d’un facteur islamique de plus en plus important — et de déclencher des conflits entre États qui pourraient aboutir à une balkanisation générale de cette vaste région de l’Eurasie centrale.

            Les membres du Comité qui se sont rendus dans la région ont retiré de leur séjour une impression bien moins négative que ce spectre des « Balkans d’Eurasie » qui pointerait à l’horizon. Néanmoins, nous reconnaissons que les choses risquent de tourner mal, avec des conséquences importantes pour la sécurité dans son ensemble et qu’il est donc dans l’intérêt de la communauté internationale de surveiller la situation de près. À cet égard, le Canada doit également être en mesure de faire ses propres évaluations stratégiques bien éclairées de la situation au gré de son évolution. Nous sommes portés à nous rallier à l’opinion exprimée dans le rapport de la Commission trilatérale : « Certes, il est possible que des conflits semblables à ceux des Balkans éclatent dans toute la région qui va de l’est de la Turquie jusqu’en Mongolie, mais il sera crucial de comprendre les causes profondes de ces conflits. Bien qu’il y ait des traits communs comme la faiblesse des États, les divisions ethniques et les échecs économiques, il y a des éléments propres à la région, aux pays et même au niveau local qu’il faut comprendre. [...] Il y a plus de chances de comprendre ces facteurs uniques si on étudie la nouvelle Asie centrale ».

            La principale question de politique étrangère est la suivante : comment d’autres pays peuvent-ils aider une nouvelle Asie centrale tournée vers l’avenir à échapper aux grandes ombres portées par un passé d’oppression et à éviter les scénarios du pire qui ont été évoqués? Le rôle des puissances plus importantes semble avoir été un bienfait ambigu jusqu’à maintenant. Le pays le plus important à cet égard demeure bien sûr la Fédération russe. La voie qu’elle choisira pourrait revêtir une importance cruciale pour l’avenir de la région. Comme M. MacFarlane l’a dit au Comité, « le regain d'activités de la diplomatie russe [...] (soulève) plusieurs interrogations inquiétantes quant aux intentions futures de la seule grande puissance en mesure de dominer le bassin de la Caspienne ? c'est-à-dire la Russie... »

            Dans la période qui a suivi la désintégration de l’URSS, les États de l’Asie centrale ont décidé de se joindre à la Communauté des États indépendants (CEI), dont les documents fondateurs ont été signés à Almaty (Kazakhstan) en décembre 1991. On avait l’impression que ce qui avait été une zone périphérique isolée de l’empire soviétique pouvait désormais commencer à s’affirmer sur la scène internationale. Mais les réalités d’après l’indépendance n’ont guère été favorables à la réalisation de ces ambitions. La CEI ne s’est pas avérée très efficace, et les progrès vers l’intégration régionale ont aussi été d’une pénible lenteur. La tendance, dans les pays de l’Asie centrale, a été de revenir vers des relations et des alliances renouvelées avec Moscou.

            Il est vrai que, dans les réunions avec les membres du Comité, les fonctionnaires ont plutôt insisté sur leurs efforts pour se joindre aux organisations internationales et sur leur désir d’établir des relations plus solides avec les pays de l’Ouest. L’étude de la Commission trilatérale prend également note d’un « déclin de la présence et de l’influence militaire russe dans la région ». Néanmoins, à en juger d’après les propos d’autres témoins et les actes du président Poutine pendant ses 15 mois au pouvoir, il semble que la réaffirmation d’une diplomatie russe musclée est bien accueillie par les dirigeants de la région. Les intérêts économiques de la Russie ont été renforcés par les annonces récentes d’importantes découvertes de pétrole et de gaz dans les secteurs russe et kazakh du nord de la Caspienne, les sociétés russes s’occupant de très près des diverses possibilités de construction de pipe-lines envisagées.

            Certains estiment que la Chine est sur le point de s’affirmer comme émule de la Russie et des États-Unis dans les développements énergétiques à venir. Selon la position du Canada, ce sont les considérations commerciales qui doivent prédominer dans des questions comme l’établissement du tracé des pipe-lines. Cependant, il est clair que les préoccupations stratégiques d’ordre géopolitique sont un facteur à considérer. Une analyse soutient que « ce sont les décisions politiques prises dans beaucoup de capitales en matière d’énergie, et non les forces économiques qui jouent sur les sociétés du secteur énergétique qui seront déterminantes ». La Chine est aussi un protagoniste important, avec la Russie, dans un bloc régional centre-asiatique de sécurité et de coopération qui pourrait émerger sous les auspices de ce qu’on appelle désormais le « Forum de Shanghai ». Son sommet du 5 juillet 2000, auquel le président Poutine a assisté, a approuvé la formation d’un centre régional antiterrorisme et publié une déclaration commune condamnant les ingérences dans les affaires intérieures des pays, « y compris celles dont le prétexte est l’intervention humanitaire et la protection des droits de la personne ».

            Dans ce contexte, il est intéressant d’observer les messages divergents de la secrétaire d’État américaine, Madeleine Albright, lors de sa première visite officielle au Kazakhstan, au Kirghizistan et en Ouzbékistan, qui a eu lieu à peine quelques semaines avant le passage de la délégation du Comité, en mai 2000. Tout en insistant auprès des gouvernements au sujet des réformes touchant la démocratisation et les droits de la personne, elle a annoncé une aide militaire de 3 millions de dollars américains pour chacun de ces pays. (Bien qu’elle ait dit que son voyage visait à servir la démocratie et n’était pas dirigé contre les Russes, cette visite a provoqué une prompte réaction du président Poutine, qui a promis de nommer un représentant spécial pour l’Asie centrale.) Les États-Unis ont des intérêts commerciaux et stratégiques dans la mise en valeur des ressources énergétiques de la Caspienne, mais ils ont aussi de nombreux programmes et une importante présence diplomatique en Asie centrale. Les organismes américains ont dépensé des centaines de millions de dollars en aide à la démocratie et à la société civile dans les pays en transition au cours de la dernière décennie. Cependant, on se pose une foule de questions sur l’efficacité de cette aide. Les spécialistes qui ont témoigné au cours des audiences du Congrès le 12 avril 2000, juste avant la visite de Mme Albright en Asie centrale, ont généralement convenu que les résultats avaient été décevants et que la situation des droits politiques et des droits de la personne s’aggravait au lieu de s’améliorer.

            Le Japon et l’Union européenne fournissent aussi une aide importante. Bien que l’Asie centrale ne soit guère à l’avant-plan en Europe, l’UE a entrepris dans cette région des projets majeurs, notamment dans le cadre de son programme d’aide technique aux pays de la CEI (TACIS) et du programme de couloir de transport Europe, Caucase et Asie centrale. De plus, des « accords de partenariat et de coopération » sont entrés en vigueur à l’été de 1999 entre l’UE et le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. Ils disposent, non sans un certain optimisme, que « le respect de la démocratie, des principes du droit international et des droits de la personne ainsi que des principes de l’économie de marché est à la base des politiques intérieures et extérieures des parties et constitue un élément constant du partenariat ».

            Si l’Iran et la Turquie sont des puissances intermédiaires qui prétendent exercer une influence dans la région, il semble qu’ils n’aient que des moyens limités pour le faire. De plus, l’Iran semble tourné surtout vers les intérêts russes, tandis que la Turquie, qui est membre de l’OTAN et vient d’être acceptée comme candidat susceptible d’accéder à l’UE, semble se ranger du côté des intérêts américains et européens.

            Les rivalités du passé n’entraînent pas forcément un retour aux affrontements du « grand jeu » des sphères d’influence et de la lutte pour les richesses de la région, à la façon du XIXe siècle. Tous les acteurs sont en faveur d’une coopération internationale accrue, mais ce qui semble faire défaut, c’est une approche multilatérale globale qui soit cohérente à l’égard de la région. L’étude la Commission trilatérale demande si on pourrait envisager pour l’Asie centrale quelque chose qui ressemblerait au « pacte de stabilité » qui existe pour le sud-est de l’Europe et est proposé pour le Caucase. Il y a eu une prolifération de plans et de propositions qui « se recoupent souvent d’une manière qui gaspille beaucoup d’énergie politique et de ressources financières rares. Il faut créer des mécanismes de coordination entre les diverses institutions qui s’intéressent aux dossiers de l’Asie centrale ».

            M. MacFarlane a proposé au Comité une deuxième thèse pour expliquer les résultats médiocres obtenus à ce jour : l’« incohérence interne » du programme de l’Occident :

Il me semble juste de dire que, même si nous avons répugné à définir clairement une série de priorités dans le programme libéral-démocratique, les gens de la région ont conclu que nous nous soucions plus de stabilité et d’ouverture économique que de droits et de démocratie. Ils ont défini leur propre approche de la réforme en conséquence. [...] Les pays de l’Ouest n’ont pas voulu délier les cordons de la bourse pour faire appliquer leurs idées en matière de droits politiques et de droits de la personne et aucun acteur de l’extérieur n’a établi une réelle conditionnalité politique.

Où se situent les intérêts et les valeurs à venir du Canada, dans cette situation compliquée où la prudence est de mise?

La présence et les priorités du Canada

            Jusqu’à maintenant, le rôle du Canada dans la région a été très discret. La seule mention du Canada dans l’étude de la Commission trilatérale, par exemple, concerne notre responsabilité particulière à l’égard de l’Ukraine dans le contexte du G-7. Effectivement, les relations avec l’Ukraine sont normalement une préoccupation plus importante pour l’agent du MAECI à Ottawa qui s’occupe également des cinq pays de l’Asie centrale et a accompagné la délégation du Comité. Sur le terrain, la présence est presque aussi discrète. Voici ce qu’a dit Jim Wright, à l’époque directeur général au MAECI :

Le Canada n'a qu'une seule ambassade dans la région, à Almaty, au Kazakhstan. Cette petite mission, qui compte deux agents canadiens pour l'instant, accréditée auprès de la République kirghize et du Tadjikistan, était auparavant une mission commerciale. Elle est devenue une ambassade qui offre tous les services, et cette évolution se poursuivra cet été, lorsque l'ACDI y enverra un agent canadien qui sera chargé du programme d'assistance technique dont l'ampleur s'accroît au Kazakhstan, au Tadjikistan et en République kirghize .

            Deux pays, l’Ouzbékistan et le Turkménistan sont desservis de l’extérieur de la région, à partir de nos ambassades de Russie et de Turquie respectivement. La représentation diplomatique du Canada est infime, comparée à celle d’autres pays du G-7 (voir le tableau 5). Cela limite évidemment ce que le Canada peut faire, malgré toute l’excellence du travail de nos agents du service extérieur. Les échanges commerciaux restent relativement faibles et se soldent par un déficit d’un peu plus de 18 millions de dollars en 1999 pour le Canada (voir le tableau 6). Les investissements se sont concentrés fortement dans quelques ressources énergétiques non renouvelables et ressources minières (principalement les hydrocarbures, l’or et l’uranium). Le programme d’aide du Canada est modeste, se résumant à quelques millions de dollars par année (tableau 5), comme l’a expliqué le directeur de l’ACDI chargé de la région, et doit forcément être très sélectif. L’ACDI ne doit pas se contenter de saupoudrer les projets, mais encore élaborer un cadre de politique régionale capable de soutenir des programmes plus importants. Malgré tout, les membres du Comité ont été impressionnés par les microprojets du Fonds canadien qu’ils ont visités, car ils illustrent comment une dépense, même minime, peut, si elle est bien choisie et ciblée, avoir un grand retentissement local et beaucoup de visibilité.

Tableau 5
Nombre de membres du personnel diplomatique en Asie centrale (1999)

Canada

É.-U.

R.-U

France

Allemagne

Japon

Kazakhstan

2

67

6

17

29

13

Kirghizistan

0

22

0

0

11

0

Tadjikistan

0

0

0

0

6

0

Turkménistan

0

12

5

4

6

0

Ouzbékistan

0

31

5

17

26

12

Totaux

2

132

16

38

78

25

Source : The New Central Asia, rapport du groupe de travail de la Commission trilatérale, tableau IV-1, p. 67.

Tableau 6
Échanges commerciaux et aide du Canada — Asie centrale

Commerce de marchadises bilatéral en 2000
(en milliers de $ CAN de)

Exportations/importations
(total des échanges)

Aide bilatérale

2000-2001
($ CAN)

 

Kazakhstan

 

23 672/28 080 (51 752)

 

1 221 875

Kirghizistan

1 746/194 (1 940)

974 718
Tadjikistan

336/240 (576)

603 769
Turkménistan

804/277 (1 081)

62 187
Ouzbékistan

2 053/18 059 (20 112)

216 215
Totaux

28 611/46 850 (75 461)

3 076 764

Sources : Statistique Canada; Agence canadienne de développement international.

 

            Malgré le fait que le Canada n’a pour l’instant que des liens ténus avec la région et malgré les risques et les réserves qu’on peut avoir au sujet d’une participation accrue, les témoins du secteur privé et des ONG s’entendent pour reconnaître les mérites d’une expansion notable de la présence canadienne. Comme Len Homeniuk, président de Cameco Gold, l’a fait valoir avec conviction :

Il ne fait aucun doute que l'Asie centrale, région voisine de la République populaire de Chine, de la Russie, du Caucase et de plusieurs pays islamiques, est actuellement, du point de vue géopolitique, un grand sujet de préoccupation pour les pays occidentaux, et qu'elle prendra de plus en plus d'importance à l'avenir. [...] Il est par conséquent à notre avis nécessaire que le Canada joue en Asie centrale, tant dans le secteur privé que dans le secteur public, un rôle plus visible. [...] ... la participation de sociétés canadiennes au développement de l'économie de l'Asie centrale entraînera éventuellement des bénéfices financiers importants pour le Canada. [...] Cependant, sans l'appui d'une présence forte du gouvernement canadien, il est difficile d'obtenir une participation importante du monde des affaires canadien. L'un des domaines dans lesquels les investisseurs actuels et potentiels du secteur des affaires bénéficieraient d'une représentation forte du gouvernement canadien dans la région est l'évaluation et la compréhension des institutions politiques. Même si chaque investisseur important procède à ses propres contrôles préalables et tire ses propres conclusions, une analyse politique judicieuse, préparée par des spécialistes, a une valeur inestimable.

            Quant au soutien des droits de la personne et au développement de la démocratie, il faudrait aussi des ressources accrues en politique étrangère pour renforcer le rôle du Canada. Le pays le plus populeux de la région, l’Ouzbékistan, est toujours desservi à partir de Moscou. Ria Holcak, de la Fondation canadienne des droits de la personne, a expliqué au Comité :

…quand j'ai commencé à me rendre dans la région, j'ai constaté que la représentation diplomatique canadienne était malheureusement très réduite. Il y a une petite ambassade à Almaty qui dessert quatre pays. Il n'y a personne qui s'occupe du dossier des droits de la personne. Il n'y a pas assez d'effectifs. Or, si nous n'avons pas de représentation dans ce pays, comment pouvons-nous établir un premier contact? [...] Nous entendons souvent toutes sortes d'histoires, et il est très difficile de savoir s'il s'agit de rumeurs, de faire la part des choses. Il y a un manque de transparence. Je pense qu'il serait utile d'avoir une représentation diplomatique.

            Cela n’est guère étonnant, mais ceux que nous avons rencontrés sur place, dans les milieux gouvernementaux et autres, se sont réjouis du regain d’intérêt du Canada pour renforcer les relations diplomatiques, des investissements et des échanges commerciaux responsables et mutuellement bénéfiques, et diverses formes de coopération et d’aide. Nous donnerons de plus amples précisions dans les sections suivantes sur les possibilités qui s’offrent à nous. À ce stade-ci, le plus important est d’établir que l’Asie centrale doit retenir davantage l’attention dans l’élaboration de la politique étrangère du Canada et d’indiquer de manière générale certains secteurs prioritaires dans lesquels il faut travailler.

            Une évaluation prudente fondée sur l’analyse qui précède donne à penser que toute expansion de l’activité du Canada doit demeurer modeste, mais le Comité est persuadé que le Canada est sous-représenté et que son rôle n’est donc pas suffisamment développé, dans le contexte de l’Asie centrale. À partir des opinions d’un certain nombre de témoins et du résumé succinct que l’ambassadeur Skinner a fait des réunions que nous avons tenues dans la région, nous estimons que les éléments suivants sont des dimensions prioritaires dans l’élaboration de la politique à venir :

la stabilité régionale — y compris des initiatives portant sur la consolidation de la paix et la sécurité humaine;

les relations économiques plus larges et à long terme — y compris l’attention à accorder au développement de la petite entreprise, aux questions de durabilité du point de vue de l’environnement et à la responsabilité des sociétés;

les réformes de démocratisation — y compris un soutien pour le renforcement des protections des droits de la personne, de la règle de droit, de l’indépendance des médias et des capacités de la société civile;

le développement des ressources humaines — y compris l’attention à accorder à l’éducation, au rôle des femmes, à la promotion et aux échanges culturels.

            À cet égard, nous prenons à cœur le conseil de M. MacFarlane voulant que la formulation de la politique étrangère à venir soit le reflet cohérent de l’ensemble des intérêts et des valeurs du Canada. Comme il l’a si bien dit : « Nous ne soutenons pas la démocratie, la règle du droit et la réforme de l’économie simplement parce que ce sont là des valeurs que nous épousons. Elles sont aussi indissociables de nos intérêts ». M. Nazeer Ladhani, PDG de la Fondation Aga Khan du Canada, a ajouté un point de vue complémentaire : il est possible d’envisager une approche canadienne intégrée qui fasse correspondre les forces du Canada et les besoins de l’Asie centrale pour cultiver ce qu’il a appelé la « démocratie multiculturelle ». Selon lui, « cinq points — à savoir la promotion de la cohésion dans la région, le développement économique, le développement des ressources humaines, les réformes sectorielles et la culture locale — correspondent précisément à cinq domaines où les Canadiens et leurs institutions ont fait merveille sur la scène internationale. Ils sont également d'une importance critique pour les pays d'Asie centrale au moment où ils abordent un processus difficile de transition ».

Recommandation 4

Le Canada devrait renforcer sa représentation diplomatique en Asie centrale en accordant des ressources supplémentaires à l’ambassade d’Almaty et en ouvrant une mission dans au moins un autre pays; l’Ouzbékistan est probablement le premier choix qui s’impose, puisqu’on y retrouve plus de 40 p. 100 de la population de la région. Le gouvernement devrait veiller à ce que l’administration centrale du MAECI et celle de l’ACDI aient des ressources suffisantes en place pour suivre l’évolution de la situation dans la région et gérer un programme amélioré d’activités canadiennes dans la région.

Recommandation 5

Le Canada devrait faire porter l’élaboration de sa politique et de ses programmes surtout sur le renforcement des relations avec l’Asie centrale dans les secteurs prioritaires suivants :

la stabilité régionale et la consolidation de la paix;

les relations économiques au sens large et à long terme et le développement durable;

les réformes de démocratisation, les droits de la personne et le soutien de la société civile;

les ressources humaines, l’éducation et la culture.

II. LA SITUATION DES DIVERS PAYS ET LES INTÉRÊTS DU CANADA

            La présente section est consacrée aux trois pays visités par les membres du Comité en mai. Les deux autres méritent néanmoins de brèves observations. Le Turkménistan a été décrit comme un pays « totalitaire » par le président de Cameco Gold, Len Homeniuk. Bien qu’il s’agisse d’un pays riche en ressources qui est riverain de la Caspienne, il n’y a guère de possibilités d’accroître les contacts du Canada avec lui tant que la situation politique ne s’améliorera pas. La BERD et l’OSCE ont tenté d’engager le dialogue avec le Turkménistan au sujet de la réforme politique, mais ils n’ont guère eu de succès jusqu’à présent. Nous croyons que, dans les cas où il n’existe aucun engagement vérifiable à l’égard des réformes de la part du gouvernement, le principe de la conditionnalité politique doit s’appliquer avec fermeté aux niveaux bilatéral et multilatéral.

            Le Tadjikistan est le pays le plus instable depuis l’indépendance et il est probablement celui qui a le plus souffert de la dislocation de l’Union soviétique. Il est le bon dernier du groupe par sa production économique réelle, le revenu par habitant et le classement en matière de développement humain. Par contre, le Comité est impressionné de ce que la Fondation Aga Khan a pu y accomplir ces dernières années. À Almaty, M. Hakim Feerasta a renseigné les membres du Comité sur le travail du réseau de développement Aga Khan dans des secteurs importants comme l’agriculture, la sécurité alimentaire, le développement local, le microcrédit, la production d’électricité, la formation des ressources humaines et la création d’une université de l’Asie centrale. Il a remarqué le progrès accompli par le Tadjikistan, qui a pu produire de quoi satisfaire 90 p. 100 de ses besoins alimentaires, contre seulement 15 p. 100 dans les premières années d’indépendance. On trouvera d’autres détails dans dans le témoignage de M. Nazeer Ladhani, PDG de la Fondation Aga Khan (Témoignages, 4 mai 2000). L’ACDI est au cinquième rang des plus importants donateurs du réseau Aga Khan, car il lui a consenti quelque 3 millions de dollars en aide technique pour son programme régional sur une période de trois ans. Compte tenu des beaux résultats obtenus, cet effort mené par une ONG mérite que le Canada maintienne son appui.

Recommandation 6

Le Canada devrait appuyer l’application ferme du principe de la conditionnalité de la réforme politique dans ses relations bilatérales et multilatérales avec les pays de l’Asie centrale, notamment dans le cas du Turkménistan. Avant d’établir des contacts plus poussés avec ce pays, il faudrait attendre la preuve d’une amélioration notable de la situation politique.

Recommandation 7

Le Canada devrait continuer d’appuyer fermement le travail du réseau de développement Aga Khan, notamment pour ses projets au Tadjikistan. Le gouvernement devrait observer l’évolution de la situation de ce pays afin de favoriser d’autres possibilités de collaboration avec des organisations non gouvernementales comme la Fondation Aga Khan.

Kazakhstan

            Le document 2000 Country Investment Profile de la BERD soutient avec optimisme que « le Kazakhstan accomplit des progrès plus rapides que les autres républiques de l’Asie centrale dans le sens de la consolidation et de l’amélioration de l’économie ». Au cours des dix dernières années, ce pays a reçu la part du lion, dans les investissements étrangers directs destinés à l’Asie centrale. En ce moment, il bénéficie également des cours pétroliers élevés, et des découvertes récentes pourraient faire de ce pays un exportateur d’énergie de premier ordre dans le monde. Le Canada a des enjeux considérables à cet égard, notamment par l’entremise de la société Hurricane Hydrocarbons, qui possède le plus important investissement privé canadien dans le pays, jusqu’à maintenant, exploitant le gisement Kumkol. Hurricane s’est récemment associée à la plus grande raffinerie de pétrole du pays, ShNOS, qui traite également avec la société pétrolière nationale de Chine, car le Kazakhstan cherche à diversifier ses exportations de pétrole.

            Le Kazakhstan est le pays qui a avec le Canada les relations bilatérales les plus étendues, ce dont témoigne le fait que notre seule ambassade dans la région est située dans l’ancienne capitale et la ville la plus importante du pays, Almaty, près des frontières de la Kirghizie et de la Chine. L’attention a porté largement sur la dimension commerciale. Au cours des audiences du Comité à Ottawa et des réunions avec les dirigeants de Hurricane et d’autres membres du monde des affaires canadien à Almaty, où une table ronde réunit des hommes et femmes d’affaires chaque mois, un certain nombre de difficultés dans le contexte de l’investissement ont été relevées; la réglementation arbitraire, les régimes fiscaux punitifs, la corruption largement répandue sont celles qui sont le plus souvent signalées. Par contre, des indications donnent aussi à penser qu’il existe un engagement et un intérêt à long terme pour continuer à développer des partenariats économiques. Les relations avec la Saskatchewan et l’Alberta ont été particulièrement actives dans le domaine de l’agriculture, des mines, de l’énergie et des ressources humaines. En ce qui concerne les ressources humaines, les membres du Comité ont assisté à l’inauguration du bureau principal, à Almaty, du Caspian Training Centre, projet du Southern Alberta Institute of Technology visant à mettre sur pied un établissement de formation pour les industries de l’énergie du Kazakhstan.

            Il y a à la fois des circonstances et perspectives favorables et défavorables pour la progression des relations bilatérales. L’ambassadeur Bolat Nurgaliyev a expliqué au Comité, à Ottawa : « ... nous avons, en à peine plus de huit ans, élaboré le cadre d'une société stable, pluraliste et moderne. Bien sûr, notre nouveau pays est une oeuvre encore inachevée. Cependant, si on l'évalue en fonction de n'importe quelle norme historique objective, le rythme de notre développement et l'ampleur et la profondeur de notre transformation ont été vraiment extraordinaires, surtout si on tient compte des graves handicaps dont nous avons hérité et qui ont été pour nous de lourdes contraintes ». Par contre, un ancien premier ministre, Akezhan Kazhegeldin, a écrit non sans amertume :

Le pays est aujourd’hui plongé dans une crise économique catastrophique. [...] De 1993 à 1997, le Kazakhstan a pu attirer des centaines de sociétés occidentales, surtout américaines. Leurs investissements ont totalisé 9 milliards de dollars américains. [...] Pendant cette période, cependant, le Kazakhstan n’a pas su atteindre son objectif le plus important : jeter des assises solides pour bâtir la démocratie. Tandis qu’apparaissait une économie libéralisée, un régime autoritaire et antidémocratique a émergé au Kazakhstan. […] Le développement économique a également souffert; des investisseurs étrangers se sont fréquemment retrouvés en conflit avec des administrations locales, et ils ont toujours fini par perdre. [...] L’Ouest ne doit pas tolérer que des dictateurs restent au pouvoir.

            Le Comité n’a pas à faire une évaluation aussi optimiste ni aussi sinistre de la situation. À l’évidence, il y a des problèmes critiques auxquels il faut s’attaquer. Même les sociétés qui ont remporté un succès considérable dans leurs activités, comme Hurricane, Cameco et SNC Lavalin qui sont venues témoigner, ont fait libéralement état des obstacles et des sujets d’exaspération qu’ils ont trouvés. Paul Carroll, président et PDG de World Wide Minerals, a soulevé le cas des lourdes pertes que sa société soutient avoir subies sur ses investissements et parlé de sa cause toujours en instance contre le gouvernement du Kazakhstan. Selon lui, cette situation regrettable n’est pas isolée : « Il semble qu'il y ait une invitation ouverte à aller dans ce pays et à y dépenser de l'argent, mais une fois que vous avez dépensé les fonds initiaux, alors c'est tant pis pour vous ». Dans une lettre de suivi adressée au président du Comité, le témoin a ajouté : « Jusqu’à maintenant, il n’y a eu aucune amélioration du traitement réservé aux investisseurs étrangers au Kazakhstan... Le Canada devrait se joindre à d’autres pays d’optique commune et assortir de conditions efficaces l’aide économique et sociale consentie aux pays de l’Asie centrale et plus particulièrement au Kazakhstan ».

            Un autre cas soumis à l’étude du Comité portait sur l’exportation de 35 véhicules neufs au Kazakhstan effectuée par des investisseurs canadiens en 1994. Ces véhicules ont pour ainsi dire été volés une fois sur place, puis saccagés pendant qu’ils étaient sous la garde des policiers. Les exportateurs canadiens ont réussi à obtenir gain de cause devant les tribunaux, mais n’ont pas réussi à faire exécuter la décision. Lorsque les membres du Comité ont rappelé le cas à l’ambassadeur du Kazakhstan en mai 2000, celui-ci a répondu :

L'affaire[…] constitue un ensemble de plusieurs facteurs. Il y a d'abord le piètre jugement manifesté dans la conclusion d'une transaction avec un associé non fiable […]

La deuxième série de facteurs dont je reconnais l'existence, à titre de représentant du gouvernement du Kazakhstan, c'est que dans cette affaire, le système judiciaire n'a pas fonctionné aussi bien qu'il aurait dû le faire. L'affaire a été étudiée pendant trop longtemps, par trop de juges, et chacun d'eux se faisait tirer l'oreille. C'est pourquoi, entre 1994 et 2000, il n'y a pas eu de décision claire […]

Je sais que cette affaire a maintenant été abordée au niveau interinstitutionnel, avec la participation du ministère de la Justice, et la solution sera fondée sur la législation existante du Kazakhstan; c'est-à-dire que, si un citoyen ou une entité commerciale subit un tort matériel en raison de l'inaction d'une organisation gouvernementale — et en l'occurrence, ce sont les autorités policières du Kazakhstan qui avaient la garde de ces voitures — le gouvernement doit payer à même le trésor de l'État. Et je prévois que tel sera l'aboutissement de cette affaire.

Quant aux juges qui se sont rendus coupables de négligence, quatre d'entre eux ont subi des mesures disciplinaires.

            Le Comité était heureux de connaître les mesures prises de la bouche de l’Ambassadeur, et de savoir qu’il condamnait la lenteur du système judiciaire, mais en mai 2001 l’affaire n’était toujours réglée.

            Les observations de M. Caroll nous amènent à conclure que le Canada ne devrait pas se retirer, car il renoncerait ainsi à la possibilité d’exercer une influence, mais assortir sa participation, y compris dans le domaine commercial, d’une vigoureuse affirmation de ses valeurs et d’un relèvement des normes de conduite. Bien entendu, cela veut dire que les entreprises canadiennes doivent donner l’exemple en respectant des normes élevées en matière de gestion et de responsabilité environnementale et sociale, et en faisant preuve de transparence dans leurs relations avec le public. Le Comité prend note des préoccupations particulières exprimées à cet égard par Mining Watch Canada dans son témoignage et ses mémoires, notamment à propos de la participation de 60 p. 100 de Cameco à un projet de coentreprise pour exploiter l’un des plus importants gisements d’uranium du monde.

            C’est là un domaine où il y aurait lieu d’encourager les entreprises canadiennes à étudier la possibilité d’accroître leurs contacts avec des ONG locales qui souhaitent des réformes. Cette perspective a été bien accueillie par Sergey Zlotnikov, chef de « Interlegal » Civic Foundation et de Transparency Kazkhstan, pendant une table ronde à Almaty; lorsqu’on lui a demandé quelle serait la contribution la plus utile que le Canada puisse faire, il a même encouragé « un plus grand nombre de sociétés canadiennes à travailler ici pour réclamer des améliorations dans l’application de la règle du droit ». La politique canadienne devrait être attentive à la façon dont les relations économiques peuvent être gérées de façon à stimuler les réformes démocratiques, à respecter les principes du développement durable et à promouvoir de saines pratiques en général.

            S’il est une chose sur laquelle les porte-parole d’ONG et les représentants du gouvernement s’entendent, quoique pour des raisons différentes, c’est sur l’intérêt d’une expansion de l’activité canadienne et des échanges dans les secteurs public et privé. Le Comité est conscient que les ONG n’ont pas la vie facile dans une situation soumise à un contrôle étroit qui les oblige à s’enregistrer officielle et qui est généralement hostile aux critiques adressées au gouvernement. Les représentants d’Amnistie Internationale et de la Fondation canadienne des droits de la personne nous en avait prévenus. Comme Mme Holcak l’a dit dans son témoignage :

Les groupes qui documentent et surveillent les violations des droits de la personne ou les élections font constamment l'objet de harcèlement et leurs membres peuvent même être emprisonnés. Le service de sécurité de l'État les surveille couramment. Par exemple, un de nos partenaires au Kazakhstan signale qu'ils sont périodiquement priés de fournir la liste des participants à leurs programmes par des agents du Comité de sécurité nationale, qui relève directement du président. Durant mon voyage à Almaty, en novembre dernier, les locaux du Bureau international des droits de la personne du Kazakhstan ont été complètement détruits par les flammes. Tous les dossiers ont été perdus. L'enquête policière a conclu que l'incendie était d'origine criminelle. Mais aucun suspect n'a été identifié ou mis en accusation. Comme le bureau avait critiqué ouvertement les récentes élections, toute la communauté des droits de la personne en a été ébranlée.

            Comme les ressources des ONG locales sont très limitées, l’aide internationale peut faire une contribution vitale à leur travail. Il est beaucoup plus facile de violer les droits lorsque les gens ne sont pas au courant de leurs droits et que la société civile n’a que peu de moyens. On a dit au Comité qu’il importera, pour renforcer ces capacités, de trouver des partenaires locaux solides avec lesquels travailler et bâtir des réseaux d’ONG.

            Le Kazakhstan a assuré un leadership constructif dans les dossiers de la non-prolifération des armes nucléaires et du règlement des conflits. Le pays a hérité d’une vaste infrastructure nucléaire soviétique (dont plus de 1 400 ogives nucléaires qui ont été récupérées en territoire russe), mais il a renoncé à l’option nucléaire, fermé le réacteur surgénérateur rapide d’Aktau, détruit ce qui était le plus important site d’essais nucléaires du monde, à Semipalatinsk, et préconisé l’établissement d’une zone dénucléarisée en Asie centrale. Les membres du Comité ont étudié ces questions à Almaty avec Margarita Sevcik et Dastan Eleukenov, ancien fonctionnaire du gouvernement, du bureau représentant les États nouvellement indépendants du Monterrey Institute of International Relations Centre for Nonproliferation Studies. Tout en soutenant que le Kazakhstan s’était débarrassé des matières nécessaires aux armes nucléaires, Eleukenov a souligné : « Il est très important d’appliquer des contrôles des exportations dans la région ». Ce point de vue trouve confirmation dans l’évaluation que font d’autres analystes : « Il existe toujours des risques pour la sécurité dans les installations nucléaires de la région, malgré des efforts considérables pour garder les sites et appliquer les contrôles nationaux des exportations au Kazakhstan et dans d’autres États de l’Asie centrale ».

            En matière de sécurité, plus largement, le Kazakhstan a été à l’avant-garde des initiatives de coopération régionale aux niveaux gouvernemental et non gouvernemental. Un très intéressant projet d’ONG dont le Comité a entendu parler à Almaty grâce au centre de gestion des conflits est la formation d’un réseau centre-asiatique de gestion des conflits pour établir des capacités d’édification de la paix, y compris le travail avec les enfants et l’utilisation des traditions locales. Ce centre a également travaillé avec la Fondation canadienne des droits de la personne sur un programme d’éducation scolaire en droits de la personne. Ce sont là des exemples concrets d’activités envisageables pour appuyer les objectifs d’une transition pacifique. Nous estimons que les activités d’éducation et de formation sont un aspect clé de la stratégie canadienne d’investissement à long terme pour accompagner la société kazakh dans une difficile transition.

            Le Comité comprend que le Kazakhstan a toujours beaucoup à faire pour acquérir une culture politique et juridique démocratique. Nous espérons que nos rencontres avec des acteurs clés ont fait ressortir l’intérêt du Canada pour les réformes et la mise en place d’institutions parlementaires et d’économie de marché efficaces. Nous nous inquiétons de certains faits survenus depuis notre visite, notamment l’adoption d’une loi, le 27 juin 2000, accordant au président Nazarbayev certains pouvoirs et privilèges à vie, ce qui a coïncidé avec des informations sur une enquête internationale sur de présumés transferts d’argent de pétrolières étrangères à des dirigeants kazakhs, dont le président et des membres de sa famille. Le Comité tient à réitérer que son appui à une intensification des contacts avec le Kazakhstan sera lié à des progrès indéniables en matière de réformes.

            Les raisons sont loin de manquer pour critiquer l’actuel régime autocratique, comme le consultant Askar Duzenov l’a fait observer, mais il existe aussi de solides affinités entre le Kazakhstan et le Canada. De bonnes assises permettent d’approfondir les relations, et les réunions du Comité avec les autorités kazakhs témoignent de leur volonté de le faire. Des événements comme la visite éventuelle du président Nazarbayev au Canada et sa deuxième visite en Saskatchewan doivent être envisagées, dans ce contexte, comme des occasions de poursuivre un dialogue politique franc au plus haut niveau. À plus long terme, l’approche du Canada doit être axée sur le développement durable, des partenariats économiques responsables, le soutien du développement de la société civile par la collaboration avec des ONG locales sérieuses et la coopération pour assurer la sécurité mutuelle dans des domaines comme la non-prolifération des armes nucléaires.

Recommandation 8

Le Canada doit répondre favorablement à la volonté du Kazakhstan d’approfondir les relations bilatérales tout en appliquant un programme politique qui affirme avec fermeté les valeurs et les intérêts canadiens, notamment dans les domaines suivants :

améliorations dans le climat global de l’investissement qui dépendent de réformes dans le droit et l’administration publique et le respect de normes élevées de transparence et de responsabilité des sociétés;

investissements dans des programmes d’éducation et de formation dans des domaines où le Canada possède des atouts;

soutien pour la mise en place d’institutions démocratiques, les droits de la personne et les activités d’édification de la paix;

coopération avec les initiatives de non-prolifération des armes nucléaires.

Le Comité estime par ailleurs qu’une visite au Canada du Président Nazarbayev serait une excellente occasion de promouvoir les intérêts et les valeurs du Canada. Cette visite devrait toutefois être précédée de mesures concrètes prises par le gouvernement du Kazakhstan pour résoudre les affaires du genre de celle mentionnée plus haut.

Ouzbékistan

            Bien que l’Ouzbékistan soit le pays le plus populeux de la région et un chaînon important dans les plans de développement de la nouvelle « route de la Soie », avant la visite du Comité en 2000, il n’avait suscité que peu d’intérêt chez les Canadiens, qui y ont seulement quelques investissements dans le secteur minier. Cependant, en mars 2001, l’ambassade du Canada dans ce pays y a organisé une mission de développement des échanges. La non-convertibilité de la monnaie a freiné le potentiel du pays en matière d’investissement étranger. La performance de son économie après l’indépendance se compare à ce qu’il y a de mieux dans tous les pays de l’Asie centrale, mais la conjoncture est relativement stagnante. Le gouvernement a choisi comme priorité la stabilité au lieu de la réforme.

            Les parlementaires chevronnés et les fonctionnaires étrangers que les membres du Comité ont rencontrés tiennent à multiplier les liens avec le Canada. Cependant, l’engagement de l’Ouzbékistan à l’égard des réformes allant dans le sens de la démocratie et d’une économie axée sur le marché reste au mieux douteux. Il n’y a guère de tolérance pour l’opposition politique, et il n’y a pas de structure juridique adéquate en place. Le président Islam Karimov a remporté les élections de janvier 2000, les premières en huit ans où ce poste était en jeu, avec 92 p. 100 des voix. Une analyse récente décrit ainsi la situation :

À bien des égards, l’Ouzbékistan est moins démocratique aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque de la glasnost, à la fin des années 1980. [...] En principe, l’Ouzbékistan est doté de certaines institutions de la démocratie. La Constitution, les documents officiels du gouvernement et les allocutions du président Karimov sont souvent colorés par le discours de la démocratie libérale. Ainsi, la Constitution garantit un certain nombre de droits de la personne et droits politiques, dont la liberté de la presse et la liberté d’association. Ces droits ne sont toutefois pas reconnus dans la pratique. [...] Certes, l’Ouzbékistan a tenu des élections législatives et présidentielles, mais la tenue d’élections ouvertes et démocratiques, avec la participation de plusieurs partis, a été entravée par des restrictions sur la formation des partis politiques et par des obstacles bureaucratiques.

            Cette analyse signale que les ONG, comme toute « association publique », doivent se soumettre à un processus extrêmement bureaucratique et coûteux pour s’enregistrer auprès du ministère de la Justice. Elles ont du mal à trouver des fonds à cause de la législation fiscale. Il n’y a « presque aucune liberté pour la presse et il est difficile de trouver des publications étrangères ». Ces problèmes ont été en grande partie confirmés par les entretiens que les membres du Comité ont eus à Tachkent avec des représentants d’ONG de femmes, un porte-parole d’un centre d’éducation publique et un journaliste dissident indépendant et ancien parlementaire. Les ONG qui essaient de faire face aux lourds fardeaux sociaux imposés à des populations vulnérables ne reçoivent à peu près aucun soutien du gouvernement. C’est au prix d’une lutte constante qu’une presse critique reste à flot, et le Parlement n’a pas encore pu jouer un vrai rôle d’opposition.

            La délégation du Comité a également rencontré Mme Rashidova, ombudsman parlementaire pour les droits de la personne, qui a manifesté de l’intérêt pour en apprendre plus long sur les expériences canadiennes de fonctions semblables. L’établissement d’organismes nationaux chargés de droits de la personne est un signe positif, mais Mme Holcak, de la Fondation canadienne des droits de la personne a dit que le poste d’ombudsman de l’Ouzbékistan n’était pas encore « à la hauteur des attentes ». Elle a ajouté que « en l'absence d'un appareil judiciaire indépendant, de médias libres et d'ONG actives, ces nouvelles institutions ne seront pas au bout de leur peine. On soupçonne que la volonté des républiques de créer de pareilles institutions tient davantage aux apparences au sein de la communauté internationale qu'à un véritable engagement à l'égard des droits de la personne ».

            Des rapports récents d’Amnistie Internationale et de Human Rights Watch décrivent une situation sinistre, liée à des questions de religion et de sécurité. Quelques jours après la visite du Comité, le 15 mai 2000, Human Rights Watch a écrit une lettre au haut commissaire aux droits de l’homme de l’ONU dénonçant le fait que le gouvernement prend pour cible les « personnes soupçonnées d’affiliation aux dirigeants, institutions et organisations islamistes non enregistrés par l’État ».

            Sous prétexte de réprimer la résistance des fondamentalistes musulmans, on a arrêté au moins 5 000 personnes, dont certaines ont été exécutées et d’autres auraient été torturées. Certains se sont inquiétés au sujet de 10 700 personnes soupçonnées d’extrémisme religieux qui figuraient sur une liste dressée par le comité d’État de la religion et qui risquaient d’être victimes d’arrestations. L’impunité avec laquelle des militants des droits de la personne ont été arrêtés est perçue comme le signe que les organismes de l’extérieur ont une influence limitée et « d’une réaction qui suscite une résistance islamique plus vigoureuse et plus extrémiste ».

            Le Comité reconnaît qu’il y a eu de graves incidents de terrorisme et qu’il existe un certain nombre de préoccupations légitimes en matière de sécurité transfrontalière. Le ministre des Affaires étrangères, Kamilov, nous a parlé du « problème afghan » du fondamentalisme musulman lié au trafic de la drogue et des armes, faisant allusion aux efforts multilatéraux déployés pour combattre le crime organisé, y compris le trafic des matières nucléaires. Même si l’Ouzbékistan a été perçu comme le plus « antirusse » des nouveaux États indépendants de l’Asie centrale, ces problèmes de sécurité semblent favoriser la réaffirmation de l’influence russe dans la région, tendance confirmée par le commandant Terry Pinnell, attaché canadien de la marine à Moscou, aussi accrédité en Asie centrale, qui a donné une séance d’information aux membres du Comité à Almaty et accompagné la délégation à Tachkent. Le président Poutine de la Russie semble avoir énoncé ces intentions clairement en déclarant, au cours d’une visite officielle à Tachkent, en mai 2000 :

Tout le monde sait qu’on tente actuellement de découper des territoires qui faisaient partie de l’Union soviétique en fonction d’activités criminelles, avec l’aide de l’extrémisme religieux et du terrorisme international. Une zone d’instabilité est apparue dans les républiques qui sont aux portes de la Russie. Pour dire les choses brutalement et concrètement, si nous ne faisons pas échec au terrorisme international ici, nous serons aux prises avec le problème chez nous.

            Compte tenu de la précarité de la situation sur plusieurs fronts, le Comité préconise une approche prudente et progressive de la promotion des relations bilatérales visant à encourager les réformes démocratiques. Des mesures modestes sont possibles. Nous avons remarqué qu’une contribution du Fonds canadien avait aidé le centre national des droits de la personne de l’Ouzbékistan à produire et à diffuser une brochure sur la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU. Il serait possible de pousser plus loin la coopération avec le bureau de l’ombudsman parlementaire, mais il est difficile de voir comment il serait possible de soutenir des activités concernant les droits de la personne et d’autres aspects du développement de la société civile sans une présence diplomatique accrue du Canada dans ce pays. C’est pourquoi Mme Holcak a dit au Comité : « ... je crois qu'il est important que le Canada ait des représentants sur place (en Ouzbékistan)  ». Cette réflexion vaut également pour une autre initiative intéressante, appuyée par l’ACDI, qui a permis à dix étudiants ouzbeks de recevoir une formation en gestion à St. Mary’s University. Comme Denis Leclaire, directeur des activités internationales à l’université, l’a expliqué au Comité, « dans le cadre du projet ouzbek, qui n'existe que depuis huit semaines, il a fallu attendre six semaines avant d'obtenir des visas et même là, il a fallu que quelqu'un aille par avion de Tachkent à Moscou pour récupérer les passeports. De toute évidence, on n'avait rien fait pour aider les gens à se rendre au Canada ».

            En évoquant la possibilité que l’Ouzbékistan ouvre une ambassade ou un consulat à Ottawa, le ministre Kamilov des Affaires étrangères a dit au Comité à Tachkent que cela dépendrait des résultats obtenus dans « l’activation de nos relations », pour reprendre ses termes. Nous convenons qu’il y a lieu de renforcer ces relations dans les années à venir, sans toutefois perdre de vue les préoccupations, expliquées plus haut, au sujet de l’engagement du gouvernement à l’égard des réformes.

Recommandation 9

Le gouvernement devrait étudier la possibilité d’établir une présence diplomatique permanente à Tachkent. Cependant, la politique canadienne doit conserver une attitude prudente et critique à l’égard du régime actuel, mettant l’accent sur les occasions de favoriser les réformes qui vont dans le sens de la démocratie et des droits de la personne, l’élaboration d’une structure juridique et financière propice à l’investissement privé et des activités comme des programmes d’éducation et de formation qui, à long terme, peuvent avoir des retombées concrètes.

Kirghizistan

            La minuscule république montagneuse de la Kirghizie a été, avec l’Ouzbékistan, le premier des États de l’Asie centrale à proclamer son indépendance, en 1991. Dirigé depuis par un scientifique et académicien, le président Askar Akayev, plutôt que, comme c’est souvent le cas, par un dirigeant politique de l’ancien Parti communiste, le pays a également opté au départ pour la libéralisation politique et des réformes axées sur l’économie de marché. En faveur dans l’Ouest comme une « oasis de démocratie » dans la région, il a reçu une aide considérable de donateurs bilatéraux et multilatéraux. Le Kyrgyzstan 2000 Country Investment Profile de la BERD fait observer que c’est le seul pays de la CEI qui a accepté les conditions du FMI pour la pleine convertibilité des capitaux et du compte courant. En décembre 1998, le Kirghizistan est devenu le 133e membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il est le premier pays de l’ancienne Union soviétique à le faire. On estime qu’il a « suivi la voie la plus libérale et la plus démocratique de l’Asie centrale pour opérer la transition ».

            Mais, et il y a beaucoup de mais, la situation socioéconomique et politique et la sécurité sont une grande cause d’inquiétude au sujet de l’orientation de la « transition ». Pour reprendre les propos d’un analyste :

Il est difficile d’expliquer aux gens pourquoi le pays qui s’est le plus empressé d’adopter les modèles occidentaux — e Kirghizistan — est celui qui souffre le plus (en dehors du Tadjikistan, qui a survécu à une guerre civile catastrophique). Le Kirghizistan est le pays où la pauvreté et la stratification sociale se sont le plus aggravées. Son économie est près de l’effondrement total et les perspectives de reprise sont mauvaises. Le pays est gravement affligé par la corruption et des catastrophes sociales comme un exode rural massif, puisque les populations rurales n’arrivent plus à subsister dans les campagnes.

            Le Kirghizistan est un pays très pauvre, sans programmes sociaux adéquats, et aux prises avec de graves tensions internes. La version provisoire avant publication du Profil disait très franchement :

Malgré la croissance des dernières années, le PIB par habitant reste très faible et environ la moitié de la population a seulement de quoi subsister. Les réformes sociales et un accroissement des recettes fiscales seront nécessaires pour atténuer la pauvreté. [...] la dette croissante du pays est maintenant supérieure à son PIB. [...]

Parmi les efforts pour attirer des investissements étrangers figurent l’adoption d’une loi sur les investissements étrangers, des mesures incitatives spéciales à l’intention des investisseurs, l’établissement d’un régime libéral des changes et une augmentation globale du soutien par le gouvernement. [...] L’investissement reste cependant très faible, soit à un total estimatif net de seulement 64 millions de dollars américains en 1999, et à un total cumulatif net de seulement 440 millions de dollars américains pour 1994-1999, ce qui est bien inférieur aux besoins en capital du pays. Les capitaux sont inégalement répartis dans l’économie; ils se concentrent surtout dans les activités commerciales et les activités minières de grande ampleur. [...] il faut améliorer grandement le climat des investissements. Des problèmes généraux comme la corruption, la complexité et les ingérences de la bureaucratie, et une législation et un régime fiscal très médiocres, sont particulièrement graves dans les républiques anciennement soviétiques — le Kirghizistan ne faisant pas exception.

 

            Les critiques au sujet de l’investissement, qui ne figurent pas dans la version publiée, sont importantes, car la principale relation du Canada avec le Kirghizistan, à ce jour, a porté sur les investissements. La participation d’un tiers que Cameco détient dans l’exploitation de la mine d’or Kumtor, dont la valeur se situe entre 450 et 500 millions de dollars américains — il s’agit d’une coentreprise avec le gouvernement kirghize, qui agit par l’entremise de la Kumtor Operating Company (KOC) — est jusqu’à maintenant le principal investissement privé canadien dans l’ex-Union soviétique. La Société pour l’expansion des exportations (SEE) a aussi fourni du financement pour le projet, qui emploie directement plus de 1 500 personnes sur place et est à l’origine d’une partie importante du PIB national. C’est ainsi que le Canada est le plus important investisseur étranger au Kirghizistan.

            Les problèmes particuliers, notamment les répercussions sur l’environnement et le processus public, que soulèvent les activités minières de Kumtor — où les membres du Comité se sont rendus — seront abordés plus en détail un peu plus loin. Pour l’instant, il importe de signaler que le témoignage de M. Len Homeniuk, président de Cameco Gold et, auparavant, de KOC, confirme que le pays est plongé dans une situation difficile. Par exemple, il a signalé que « le salaire moyen aujourd'hui tourne autour de 60 $ US par mois. C'est un pays très pauvre. Les habitants ont beaucoup de mal à se nourrir ». Cameco a dû résister aux difficultés constantes de la corruption, compte tenu du fait que les fonctionnaires touchent des « salaires incroyablement bas ». Même si, après des années de démarches de la société, le Kirghizistan revoit sa réglementation sur les mines pour la mieux faire correspondre aux normes du Canada (et surtout de la Saskatchewan), la bureaucratie et les questions de réglementation sont « un autre héritage de l'ère soviétique [...] Exploiter une mine moderne dans ces circonstances s'avère une tâche très lourde et pleine de frustrations ». De plus : « Malheureusement, contrairement aux affirmations voulant que la République kirghize soit le pays le plus démocratique d'Asie centrale [...], le pays semble lui aussi se tourner vers l'autocratie. Les élections parlementaires ont été critiquées par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, car elles ne satisfont pas aux normes internationales. Les élections présidentielles, prévues pour l'automne, permettront probablement au président Akaev de resserrer son emprise sur le pays ». Comme l’a dit Ron Halpin, du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, au Comité en avril 2000 : « Les élections présidentielles qui ont eu lieu en République kirghize en octobre 2000 ont été très critiquées par les observateurs internationaux, y compris les observateurs canadiens. Le gouvernement kirghize continue fort heureusement de collaborer avec l'OSCE et d'autres organisations internationales pour régler les problèmes qui se posent ».

            En réalité, le revirement vers l’autocratie remonte au moins au milieu des années 1990. Fiona Adamson écrit : « En 1994, le président Akayev a commencé à prendre des mesures antidémocratiques comme la fermeture de journaux et du parlement. Aux élections de 1995, « la fraude, la corruption et l’anomie publique ont régné ». Depuis 1995, Akayev a pris des mesures pour consolider le pouvoir entre les mains de l’exécutif. À propos des défis que le Canada doit relever en Asie centrale au sujet de la démocratie et des droits de la personne, Jim Wright, du MAECI, a signalé en 2000 : « La préservation des privilèges du clan passe avant l'intérêt national, ce dont témoignent la plupart des intrigues quotidiennes du gouvernement. Même dans l'État qui a été le plus réformé, la République de Kirghizie, ses privilèges sont rarement enfouis profondément ».

            Alex Neve, secrétaire général d’Amnistie Internationale — Section canadienne, a exprimé les craintes suivantes : « Nous nous inquiétons du fait que les défenseurs des droits de la personne, des organisations locales au Kirghizistan qui cherchent à promouvoir et défendre les droits de la personne, y courent des risques ». L’enregistrement du Comité kirghize pour les droits de la personne a été révoqué en 1998 et n’a été rétabli que grâce à d’intenses pressions internationales et à l’intervention de l’OSCE. Les élections parlementaires fort critiquées de février-mars 2000 ont été suivies de l’arrestation sur de fausses accusations et du procès à huis clos en cour martiale de Felix Kulov, ancien maire populaire de la capitale, Bichkek, perçu comme un rival possible du président Akayev. Pendant que les membres du Comité rencontraient le président, le directeur des recherches du Comité a pu rencontrer une militante des droits de la personne de premier plan dans le pays, Natalia Ablova, directrice du Bureau des droits de la personne et de la règle du droit. Elle a confirmé que les élites du pays s’étaient écartées de leurs intentions antérieures de réforme démocratiques. Selon elle, ce sont les détenteurs du pouvoir et non la population qui ne sont pas prêts pour une vraie démocratie : « Les gens veulent obtenir des changements, mais l’opposition est très faible ».

            Mme Ablova a également attiré l’attention sur les liens qui existent, comme dans l’Ouzbékistan voisin, entre la répression politique et la détérioration socioéconomique et la montée du militantisme islamique, et des inquiétudes plus vives en matière de sécurité ont favorisé la réaffirmation de l’influence russe dans la région, où le Kirghizistan est « le maillon le plus faible ». Durant l’été 2000, l’alerte a retenti : plusieurs centaines de radicaux islamistes armés, dénoncés comme des « Wahhabis » par le gouvernement ont envahi le sud de la Kirghizie à partir des régions adjacentes du nord de l’Afghanistan et du Tadjikistan et ont pris des otages, dont quatre géologues japonais. On a prétendu que des milliers de guérilleros s’entraînaient à l’étranger et pourraient lancer de nouvelles attaques. Pour contrer ces menaces à la sécurité, il importe de se préoccuper des causes aussi bien internes qu’externes. Un analyste signale :

… une stratification sociale de plus en plus marquée, un petit segment de la population vivant dans l’opulence tandis que la majorité peine dans une misère sordide. Selon la Fondation sociale de la Kirghizie, de 60 à 70 p. 100 de la population est dans la catégorie des « faibles revenus », et 20 p. 100 dans celle des pauvres. La majorité de ceux-ci habitent dans la campagne, où le taux de chômage est le plus élevé. Ce problème est considérable au Kirghizistan, car cette stratification sociale risque de susciter le mécontentement de la masse et mener en fin de compte aux bouleversements sociaux. Bien des communistes et d’autres opposants de la présidence exploitent l’exaspération du peuple pour tenter de discréditer les efforts de démocratisation. De plus, les groupes islamistes peuvent utiliser la pauvreté et le désenchantement de la population à des fins politiques, comme ils l’ont fait en Égypte et en Algérie.

            Les parlementaires que le Comité a rencontrés n’ont pas semblé trop inquiets du fait que le parti communiste soit celui qui a recueilli le plus de suffrages aux dernières élections, entachées d’irrégularités. Cependant, comme la tentation de l’extrémisme religieux, c’est là une indication du potentiel réactionnaire et réformiste du mécontentement social. Des fonctionnaires et politiques kirghizes de haut rang ont cherché à faire comprendre qu’ils sont conscients de ces faiblesses et s’en occupent. Ainsi, le président de l’Assemblée représentative du peuple, M. Borubaev, a affirmé : « Nous sommes tout à fait déterminés à bâtir une société civile fondée sur le droit et l’économie de marché. [...] (Nous) avons retiré des enseignements et tenu compte des critiques de l’OSCE et des ONG pour que, la prochaine fois, les élections soient plus démocratiques. » On apprécie les contacts politiques, et il a été fait allusion à la visite que le Président du Sénat canadien, Gildas Molgat, a faite en 1998. On souhaite intensifier ces échanges à l’avenir. Par ailleurs, comme en témoigne un consultant parlementaire canadien qui se trouvait à Bichkek au moment de la visite du Comité, les progrès vers des institutions efficaces de la démocratie parlementaire sont extrêmement laborieux, et la volonté politique concrète est parfois contestable.

            Aspect plus réconfortant, il ne fait aucun doute, d’après les rencontres que le Comité a eues, que les autorités kirghizes, de la présidence jusqu’aux échelons inférieurs, s’intéressent vivement à nouer des relations étroites avec le Canada. Tout comme le Kazakhstan, le pays a déjà des liens très importants avec la Saskatchewan, surtout, grâce à l’investissement de Cameco, liens qui ont été renforcés par une mission commerciale de la province, en 1999. Cela pourrait permettre d’exercer une influence en faveur des réformes par le dialogue sur la politique, les occasions qui s’offrent au secteur privé et l’assistance coopérative dans un certain nombre de domaines. Un de ces domaines qu’il importe également de signaler est la gestion des ressources en eau, étant donné que « le Kirghizistan possède d’importantes réserves d’eau douce de la plus haute qualité ». Il a été dit que le pays « qui n’a pas de réserves de gaz naturel et de pétrole comme ses voisins en aval, considère l’eau comme sa nouvelle devise ». Un édit présidentiel de 1997 affirme les droits de la Kirghizie sur les ressources en eau de son territoire. Cependant, consciente des risques de conflits frontaliers, l’OSCE a essayé de se faire l’artisan d’un accord régional de partage de l’eau.

            Le caractère critique des problèmes d’eau et la nécessité d’une coopération régionale et internationale à ce sujet ont été soulignés par le vice-premier ministre, Boris Silayev, et la porte-parole de l’ONG, Natalia Ablova. Tous deux ont également estimé que la vallée densément peuplée de la Fergana pouvait être un point chaud. Le Bureau des droits de la personne et de la règle du droit de Mme Ablova a participé à d’importantes conférences internationales sur la gestion de l’eau et le règlement des différends, et il espérait obtenir le soutien de l’ACDI pour des projets d’édification de la paix dans la vallée de la Fergana. (MM. MacFarlane et Carment ont eu dans leur témoignage des propos très favorables à propos de l’engagement d’un mouvement féminin qui prend de l’ampleur au Kirghizistan, où ils voient des possibilités prometteuses pour la participation du Canada à la prévention des conflits, à l’alerte précoce et aux initiatives d’édification de la paix. À Bichkek, le ministre Silayev a dit aux membres du Comité : « Nous pouvons certainement apprendre des choses de vous en ce qui concerne la gestion de l’eau ». Il a ajouté qu’une « surveillance constante des installations d’entreposage » s’imposait (pour les résidus miniers et d’autres déchets) dans les régions à l’écologie délicate, ce qui soulève la question des répercussions des exploitations minières de grande envergure.

            Tandis que M. Silayev a décrit le projet Kumtor comme « notre fierté et notre joie », le défendant vigoureusement contre les attaques des parlementaires et des ONG, Mme Ablova a été fort critique de la façon dont la KOC a répondu aux préoccupations au sujet de l’environnement et de la santé publique concernant plusieurs accidents qui ont fait beaucoup de bruit et les conséquences à long terme de ce type de développement. Étant donné que Kumtor représente un investissement canadien aussi important, le projet soulève plusieurs questions auxquelles il importe de s’intéresser de plus près.

La controverse de Kumtor et les intérêts politiques à venir du Canada

            Comme on l’a signalé plus haut, la mine d’or de Kumtor est le plus important investissement canadien dans le territoire de l’ex-Union soviétique. En plus de la mise de Cameco et de la SEE, le financement est venu d’un consortium de banques privées, de la BERD et de la Société financière internationale (SFI) de la Banque mondiale. Une controverse a éclaté après un accident de camion, en mai 1998, sur une route menant à un site minier en haute altitude, accident qui a entraîné le déversement de composés de cyanure de sodium dans la rivière Barskaun et dans le lac Issyk-Kul. La réaction du public a été extrêmement négative (M. Homeniuk a parlé d’« hystérie de masse »), et il y a eu de nombreuses allégations au sujet d’effets toxiques, mais la commission scientifique internationale d’enquête qui a été promptement mise sur pied par Canmet et qui comprenait des experts de Santé Canada et de Ressources naturelles Canada, a conclu, dans un rapport publié en septembre 1998, que ces répercussions étaient relativement minimes. Cameco a accepté une certaine responsabilité à l’égard des dommages causés par l’accident et a accepté de verser un dédommagement de 4,6 millions de dollars américains au gouvernement de la Kirghizie.

            Le Comité a recueilli beaucoup de témoignages, parfois contradictoires, et reçu des mémoires détaillés ainsi que des documents pertinents qui font partie des documents officiels, des représentants des sociétés (Cameco et la KOC) des porte-parole des ONG (Mining Watch Canada, Natalia Ablova) au Canada et au Kirghizistan. De plus, une délégation du Comité a pu se rendre sur les lieux de l’accident et visiter tous les éléments de l’exploitation minière. Toutes choses bien considérées, nous devons dire que nous avons été impressionnés par ce que nous avons vu. Nous acceptons la parole de Cameco, qui dit s’efforcer d’être un investisseur responsable, dans des circonstances souvent éprouvantes, qui comprennent, en plus de toutes les difficultés d’ordre logistique, environnemental et politique, des coûts plus élevés et une rentabilité moindre que ce qui avait été prévu. Néanmoins, il est clair qu’il y a des problèmes et qu’on peut à bon droit se demander dans quelle mesure la société a su répondre à des attentes élevées et résister à l’examen du public.

            Le déversement de mai 1998 et plusieurs incidents mineurs qui ont suivi ont attiré le gros de la publicité négative, mais le débat plus large porte sur les répercussions de l’exploitation de la mine — située dans une zone vulnérable aux glissements et empiétant sur un glacier — le système de confinement des déchets et le legs à long terme qui restera après la fermeture, dans sept ou huit ans. Comme Joan Kuyek, de Mining Watch, l’a expliqué au Comité : « Cameco a une bonne réputation d'exploitant minier, mais on pouvait aussi dire la même chose d'Esmeralda en Roumanie. Il est bien important de comprendre que l'exploitation d'une mine d'or, dans ce genre de circonstances, ne peut que mener tout droit au désastre, et qu'une mine qui ne va être en exploitation que quelques années, représente un risque considérable pour le Kirghizistan, et je pense notamment à l'approvisionnement en eau. […] on a beaucoup parlé de ce déversement du mois de mai 1998. Je ne pense pas qu'il faille suivre plus loin l'affaire. Mais il s'agit de s'interroger sur l'utilisation que l'on fait des rejets, et sur les plans prévus pour la fermeture ».

            Mis à part les questions techniques qui se rapportent aux garanties en matière d’environnement, il y a ici des questions de transparence et d’exploitation qui font intervenir la confiance du public et les répercussions à long terme sur le développement du pays. On trouve un exemple des méprises légitimes et des risques de désinformation dans le passage suivant d’un livre publié récemment sur la région :

Le Kirghizistan possède toujours des zones qui n’ont pas été touchées par l’activité humaine et a de beaux paysage, de l’eau et de l’air pur. Cependant, la crise économique menace l’environnement vierge de la Kirghizie, car la population est poussée à faire une utilisation irrationnelle de ses ressources naturelles ? déforestation, surexploitation des terres fertiles, violation des normes d’irrigation, etc. Il y a plus de 130 sites miniers recouvrant une surface de 1 950 hectares. Les plus inquiétants sont ceux où on trouve de la radioactivité et des métaux non ferreux. La plupart des sites se trouvent à des endroits notoirement exposés aux coulées de boue ou aux glissements de terrain, et le long de cours d’eau en montagne, ce qui fait apparaître des dangers écologiques qui peuvent toucher le territoire des États adjacents et tout le bassin de la mer d’Aral. La nécessité de renforcer le contrôle des activités des entreprises industrielles produisant des substances toxiques a été prouvée une fois de plus l’an dernier : du cyanure a été déversé dans le lac Issyk-Kul, causant des empoisonnements massifs dans la population.

            Certes, il est facile d’épouser les préoccupations au sujet du développement durable, mais la dernière affirmation, qui semble être une allusion à l’accident de Kumtor, est une grossière exagération trompeuse. Le problème des perceptions et de la confiance du public n’en reste pas moins réel. Dans son témoignage, M. Homeniuk a affirmé : « Prenant une fois de plus Kumtor comme exemple, nous avons agi conformément à la philosophie selon laquelle nous n'avons pas de secrets et nous avons communiqué tous les renseignements, à l'exception de ceux ayant trait à la sécurité, à toutes les parties intéressées dans le projet, notamment gouvernements, ONG et collectivités locales ». Il a poursuivi en expliquant la déclaration d’impact environnemental qui a été faite à l’étape des études de faisabilité et les conditions imposées au projet et précisées dans le plan d’action pour la gestion de
l’environnement (PAGE) :

À Kumtor, nous avons convenu de respecter les règles environnementales les plus strictes fixées par la République kirghize, le gouvernement canadien et la Banque mondiale. Notre exploitation est donc beaucoup plus écologique qu'elle ne le serait au Canada, par exemple, sur le plan des règlements que nous devons respecter.

Par ailleurs, pour ce qui est du PAGE, un vérificateur de l'extérieur inspecte notre exploitation tous les trois ans. Nous avons récemment accepté qu'un comité d'ONG ait le droit de venir inspecter nos installations à volonté. Donc, la surveillance environnementale existe bel et bien, et la SEE a joué un rôle à tous les niveaux.

            Lors d’une séance d’information donnée aux membres du Comité à Cholpon-Ata, sur les rives du lac Issyk-Kul, la délégation a pu consulter le PAGE, qui comprend des dispositions précises sur l’information du public, et le Plan des mesures d’urgence (PMU). On nous a dit cependant que les deux documents étaient des renseignements confidentiels des partenaires du projet, même si un résumé du PMU avait été préparé pour publication sous les auspices du Community and Business Forum for Kyrgyzstan (CBFK). Il s’agit d’une initiative dont la BERD a pris la tête, avec des ressources financières provenant du ministère britannique du Développement international, et gérée par l’ONG internationale Flora and Fauna International, avec un bureau de coordination du projet à Bichkek. Cependant, Mme Ablova, qui se méfiait beaucoup des ONG organisées par les gouvernements ou les donateurs, a qualifié cet effort d’exercice de relations publiques. Malgré les engagements officiels, les assurances et les réponses données, les critiques de Kumtor continuaient de soutenir qu’on n'avait pas rendu des comptes publics complets et indépendants sur toutes les questions importantes qui se rapportent aux répercussions de la mine.

            Le Comité sait gré à Cameco et à la KOC de l’accès et de la coopération qu’ils nous ont accordés, et nous reconnaissons que certains critiques pourraient ne jamais être satisfaits. Cependant, à la lumière de ce qui précède, nous espérons que toutes les demandes raisonnables de renseignements supplémentaires pourront être satisfaites et que toute autre préoccupation légitime qui pourrait surgir au sujet de l’avenir du projet Kumtor soit abordée par les partenaires du projet d’une manière transparente qui puisse mériter la confiance du public, et surtout dans la population touchée, mais aussi au Canada et au plan international.

            Le Comité a dû aborder des questions semblables concernant les examens environnementaux suffisants et la divulgation de l’information au public pendant son étude des mesures législatives de la Loi sur l’expansion des exportations. Comme la SEE est l’un des partenaires de Kumtor, le dossier est directement pertinent ici. Nous sommes heureux que la réponse du gouvernement à nos recommandations ait promis « (de prendre) tout de suite des mesures pour faire intervenir le bureau du Vérificateur général, qui inclut le Commissaire à l'environnement et au développement durable, afin qu'il vérifie si le cadre environnemental de la SEE convient et dans quelle mesure elle le respecte lorsqu'elle évalue des projets donnés ». Étant donné les critiques formulées dans le rapport de mai 2001 du bureau du vérificateur général relativement au cadre des examens environnementaux de la SEE, le Comité propose que les circonstances du projet Kumtor appuyé par la SEE puissent être renvoyées au bureau du commissaire pour qu’il dise si, à son avis, d’autres mesures s’imposent de la part d’organismes gouvernementaux et de sociétés du Canada en s’appuyant sur un examen objectif de tous les faits pertinents.

Recommandation 10

Le Canada devrait continuer à étendre et à diversifier ses relations bilatérales avec le Kirghizistan d’une manière qui encourage fortement les réformes et offre un soutien aux vrais efforts de démocratisation. Il faudrait aussi envisager d’accroître la coopération technique dans des domaines comme la gestion des ressources en eau et la prévention des conflits, où il existe un besoin avéré et où le Canada possède des compétences.

Recommandation 11

Le gouvernement devrait collaborer avec les partenaires canadiens, kirghizes et multilatéraux dans le projet minier de Kumtor pour s’assurer que toutes les préoccupations raisonnables du public concernant l’exploitation et l’impact environnemental soient abordées de manière ouverte et transparente. En ce qui concerne plus particulièrement la participation de la SEE, les circonstances ayant entouré l’évaluation d’impact environnemental pourraient être renvoyées au bureau du Commissaire à l’environnement et au développement durable pour qu’il dise si, à son avis, d’autres mesures s’imposent, sur la base d’un examen de tous les faits pertinents.

III. PRIORITÉS THÉMATIQUES : ORIENTATIONS À VENIR DE LA POLITIQUE CANADIENNE

Stabilité régionale, coopération en sécurité et édification de la paix

            Le Comité est d’accord avec l’ambassadeur Skinner et bien d’autres analystes pour dire que la stabilité doit être au premier plan des objectifs de la politique. Comme on le lit dans le rapport de la Commission trilatérale : « Les coûts sont élevés, à long terme, si la faiblesse des États, la corruption dans les gouvernements et à l’extérieur, les tiraillements ethniques et les agressions de l’extérieur font de la région un exportateur de tension et d’instabilité ». L’ambassadeur Skinner a dit à Almaty que cette ville était située « à une extrémité d’une zone d’instabilité » qui s’étend des Balkans jusqu’à l’Afghanistan. Chose curieuse, la même expression a été utilisée par le président Poutine de Russie, qui a déclaré au Sommet du G-8 d’Okinawa (Japon) en juillet 2000 : « Le centre de cette zone [...] est l’Afghanistan, et le phénomène a des répercussions non seulement sur la Russie et sur l’Asie centrale, mais aussi sur de nombreux autres pays. La seule solution consiste à élargir le réseau international pour combattre le terrorisme et rendre cette lutte plus efficace ».

            Les dangers que pose l’activité terroriste liée aux mouvements islamistes extrémistes et au crime économique sont réels. Par exemple, l’Afghanistan est devenu la source d’opium la plus importante du monde et l’Asie centrale est désormais une plaque tournante dans le trafic de la drogue. Les pays de l’Asie centrale jouent la carte de la sécurité pour manœuvrer entre eux et former des alliances avec le soutien russe et, dans une moindre mesure, chinois. Comme un analyste l’a dit : « Il y a plus en jeu en Asie centrale que des structures étatiques qui s’effritent dans un effondrement de l’ordre intérieur à la manière de la Colombie. Il y a aussi la survie d’un équilibre géopolitique délicat qui a duré à peine dix ans. Toute justification logique pour les frontières actuelles est disparue avec l’effondrement de l’Union soviétique ».

            Le Comité se garde toutefois de conclure que la stabilité exige qu’on soutienne les autocraties de plus en plus discréditées de la région ou de se prêter aux stratagèmes du pouvoir. À notre avis, il faut poursuivre l’objectif de la stabilité dans le cadre d’une approche globale de la sécurité humaine.

            Chose certaine, il existe des domaines où il est justifié de coopérer avec les régimes existants en matière de sécurité. Des exemples de ces domaines sont le contrôle des armes — aussi bien les armes de destruction massive que le trafic des armes légères — et les conséquences terribles, au plan de l’environnement et de la santé humaine, des programmes d’armement de l’ère soviétique. Dans ce dernier cas, il s’agit non seulement de la contamination nucléaire, comme sur le site d’essais de Semipalatinsk au Kazakhstan, mais aussi de la toxicité des essais d’armes chimiques et biologiques sur l’ancien site d’essai de l’île Vozrozhdeniye, dans la mer d’Aral en contraction, administrée conjointement par le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Étant donné que l’Asie centrale est à peu près totalement entourée de grands États dotés de l’arme nucléaire, on peut soutenir que ce devrait être « sa plus grande priorité de garantir la sécurité des matières fissiles de qualité armement en continuant à relever les protections physiques, en formant le personnel de sécurité, en patrouillant les circuits que peut emprunter le trafic illicite, etc. » En outre, la « stabilisation du cadre de la sécurité régionale est cruciale si on veut réduire au minimum la demande latente de matières nucléaires à quelque fin que ce soit ».

            Le Canada devrait contribuer aux efforts de l’aide internationale à la non-prolifération — encourageant les pays de l’Asie centrale à faire aboutir leur traité prévoyant l’établissement d’une zone dénucléarisée en Asie centrale — et réagissant à d’autres menaces à la sécurité, notamment celles qui pèsent sur l’environnement. L’OSCE et le Partenariat de l’OTAN pour la paix sont des moyens multilatéraux, parmi plusieurs autres, permettant d’accorder un soutien. Le rapport de la Commission trilatérale réclame de plus « la formation d’une table ronde centre-asiatique comme moyen d’encourager un dialogue de haut niveau entre les pays de la Commission, les États de la région et des voisins importants comme la Chine, la Russie, la Turquie et l’Iran ». Le rapport propose aussi une « Administration de l’eau en Asie centrale » dans un effort pour créer un cadre de coopération régionale pour s’attaquer à des questions difficiles de gestion conjointe et désamorcer les conflits possibles au sujet de ressources vitales. La réponse du gouvernement du Royaume-Uni au rapport du Parlement britannique sur la région dit que l’OSCE devrait prendre l’initiative à cet égard.

            Tout en appuyant des initiatives multiculturelles de haut niveau comme celles-là, le Comité est convaincu que la stabilité à long terme dépend aussi du développement de cultures politiques pluralistes et des capacités d’édification de la paix à l’intérieur des sociétés de l’Asie centrale. Cela fait ressortir l’importance de travailler avec des partenaires non gouvernementaux engagés à l’égard des réformes démocratiques et de la tolérance ethnique et religieuse. Des exemples comme le Central Asian Conflict Management Network (réseau de gestion des conflits en Asie centrale) et l’éducation en matière de droits de la personne avec le concours de la Fondation canadienne des droits de la personne sont des initiatives préliminaires qui pourraient prendre plus d’ampleur. M. David Carment a évoqué la possibilité d’« offrir une formation en prévention et en analyse des conflits, en consolidation de la paix, en approches du bas vers le haut intégrant les ONG dans les pratiques canadiennes de consolidation de la paix et de prévention des conflits ainsi qu'en travail multilatéral avec des organismes appuyés par l'ACDI ».

            Il est crucial que les objectifs de sécurité soient liés à des améliorations réelles dans les conditions de vie de la population de la région. Cela veut dire qu’il faut répondre directement à ce que, fort justement, le rapport de la Commission trilatérale décrit comme les sources internes permanentes de l’instabilité :

Le déclin scandaleux des services de santé publique et d’éducation, la dégradation, voire l’absence d’infrastructures élémentaires de transport et d’autres infrastructures sociales, et l’émergence de nombreuses organisations religieuses et sociales sont autant de cibles pour l’aide trilatérale. Nombre de programmes de santé publique et destinés à la société civile répondraient à des besoins réels et favoriseraient des liens durables entre les pays de la Commission trilatérale et les populations de ces nouveaux États.

 

            En conséquence, l’aide canadienne à venir devrait être axée sur les besoins en sécurité au niveau social et les efforts de promotion d’un pluralisme pacifique.

Recommandation 12

Le Canada devrait appuyer vigoureusement les initiatives de contrôle et de non-prolifération des armes, y compris l’établissement d’une zone dénucléarisée en Asie centrale. Il devrait poursuivre des objectifs généraux en matière de sécurité, dont la sécurité environnementale, dans un cadre multilatéral, notamment par l’entremise de l’OSCE, et voir s’il serait utile de créer d’autres cadres de coopération régionale. Dans son approche globale de la sécurité humaine, il devrait cibler son aide vers le développement de la société civile, qui favorise la tolérance ethnique et religieuse, le règlement des conflits et l’édification de la paix.

Coopération économique et développement durable

            À la veille du dixième anniversaire de l’indépendance et de la transition après le régime communiste, les États de l’Asie centrale, tout comme ceux du Caucase méridional, n’ont pas su, pour reprendre les termes du compte rendu d’une conférence internationale récente, « établir des stratégies de développement économique durable, notamment en ce qui concerne l’exploitation des réserves de ressources énergétiques de la région ». Les estimations des réserves de la Caspienne continueront de fluctuer. Rob Sobhani et Robert Cutler ont communiqué au Comité des projections plus optimistes, mais une estimation récente des réserves de pétrole et de gaz les décrit toujours comme « marginales, puisqu’elles sont à peu près du double de celles de la mer du Nord ».

            Fait plus important, la promesse de la richesse provenant des ressources suscitera plus de problèmes qu’elle n’apportera de solutions si les recettes ne sont pas utilisées judicieusement, si elles accentuent une répartition faussée et injuste du développement au lieu d’encourager les réformes et le partage des retombées, et si l’exploitation des ressources laisse aux générations futures un environnement pollué. Comme le dit une enquête spéciale du National Geographic : « Les brasseurs d’affaires internationaux ont les yeux rivés sur le pétrole de la Caspienne, mais les millions de personnes qui vivent là-bas sont aux prises avec les difficultés de la vie quotidienne : trouver des approvisionnements fiables en alimentation et en carburant, fournir des services de santé et d’éducation, et retrouver un environnement sain ». L’étude de la Commission trilatérale, entre autres, appuie la « diversification des pipe-lines » dans le développement commercial du potentiel énergétique de la région. Mais elle préconise avec insistance une aide occidentale « portant sur les besoins sociaux pressants, depuis la dégradation de l’enseignement et la baisse de l’alphabétisation jusqu’au déclin des services de santé ».

            Voilà qui amène le Comité à penser qu’il nous faut envisager à l’égard de la région une approche plus large et diversifiée qui intègre les objectifs de développement économique et social à ceux de la durabilité à long terme. L’ambassadeur Skinner a fait observer à Almaty que les relations économiques qui existent entre le Canada et l’Asie centrale sont « totalement asymétriques ». Les échanges sont à peu près complètement à sens unique et se résument à quelques gros investissements dans l’exploitation des ressources non renouvelables. Il est important de dépasser ce stade pour envisager des échanges commerciaux plus larges, le développement de la petite entreprise, les possibilités d’exportation de technologies sans danger pour l’environnement, la promotion du développement économique local, etc.

            Bien entendu, les grandes sociétés qui sont déjà actives dans la région doivent participer à cet effort de développement. M. Cutler a soutenu que les sociétés occidentales s’adaptaient mieux aux conditions locales : « Elles ont dû apprendre et même inventer de nouvelles méthodes de gestion et de nouvelles formes d'organisations interculturelles et vraiment multinationales ». M. Homeniuk, de Cameco, a dit au Comité : « Nous avons dû consentir beaucoup d'efforts pour comprendre l'environnement culturel de l'Asie centrale, en particulier celui de la République kirghize, et pour apprendre à fonctionner dans cet environnement. Trop souvent, selon nous, les investisseurs étrangers sous-estiment et méconnaissent les défis de l'implantation en culture étrangère. [...] Nous nous efforçons quant à nous de faire de Kumtor une société qui se comporte en bon citoyen de la République kirghize, participant activement à sa vie sociale, artistique, économique et culturelle et bâtissant ce que nous appelons un partenariat doré, relation à long terme qui s'appuie sur le respect mutuel et sur des objectifs communs.

            Nous voyons sous un jour favorable la contribution que l’entreprise canadienne peut faire au développement de l’Asie centrale de manière à promouvoir les réformes et la transition vers la démocratie. Nous sommes d’accord avec M. MacFarlane lorsqu’il dit que les initiatives d’expansion économique et d’exportation doivent être complémentaires des initiatives de démocratisation : « Je dirais cependant qu'on peut faire les deux. À mon avis, tout gouvernement canadien a la responsabilité de promouvoir les intérêts du secteur privé canadien. Je ne crois pas que ce soit en contradiction avec l'autre chose ». Comme Jim Wright du MAECI l’a dit : « ... les compagnies canadiennes vont là, bien entendu, pour faire des affaires. Elles veulent faire de l'argent pour les Canadiens. Ce n'est pas une mauvaise chose en soi, et si ce peut-être fait de manière avantageuse pour les gens de la région, de façon à améliorer leur qualité de vie, à contribuer à l'avancement de ces pays et à leur permettre d'offrir un certain niveau de service à leurs propres citoyens, c'est une excellente chose ».

            Les témoins des entreprises et des ONG ont cependant rappelé au Comité qu’il faut s’attaquer sans détours à un certain nombre de défis pour que ces avantages mutuels se concrétisent. Certains ont réclamé qu’on insiste plus vigoureusement pour que le climat d’investissement s’améliore. Ainsi, Paul Carroll, de World Wide Minerals, a recommandé que tout autre financement provenant du FMI, de la Banque mondiale ou de la BERD soit assorti d’une condition : « la résolution des différends encore en suspens en matière de commerce et d’investissement », et que le Canada légifère pour imposer le même genre de condition à son aide financière à la région. M. MacFarlane a fait observer que l’absence de message clair sur les réformes politiques et gouvernementales a été une faiblesse dans la politique occidentale jusqu’à maintenant. Le rapport du Comité des affaires étrangères de la Chambre des communes britanniques a même critiqué le manque de fermeté de la BERD à cet égard et recommandé : « La BERD ne devrait débloquer de nouveaux fonds que s’il y a amélioration dans le respect de la démocratie multipartite et du pluralisme par les gouvernements de la région ». En ce qui concerne les politiques canadiennes, Mining Watch Canada a soutenu que les régimes fiscal et réglementaire devaient intégrer le principe de la conditionnalité en fonction de normes de pratiques commerciales de la part des sociétés, et que tout soutien des activités commerciales internationales (p. ex., par l’entremise de la SEE) « devrait être lié à l’application de normes solides et efficaces en matière d’environnement et de droits de la personne ».

            Mis à part une conditionnalité plus efficace, l’aide à la coopération technique peut jouer un rôle constructif pour promouvoir un développement responsable et durable du secteur privé. Stephen Wallace, de l’ACDI, a affirmé que l’Agence « a un rôle particulier à jouer pour faire en sorte que les politiques, les lois et les règlements soient logiques et qu'ils soient appliqués avec équité et transparence, que les institutions économiques de base fonctionnent bien et que les travailleurs aient ce qu'il leur faut pour répondre aux exigences de l'économie mondiale. Ce sont là [...] les principales assises du commerce et de l'investissement durables et elles représentent la base à partir de laquelle peuvent se régler les principaux aspects de la conduite des affaires publiques et de la corruption ». Daniel Grabowski, de SNC-Lavalin, s’est félicité de l’augmentation de l’aide de l’ACDI, notamment dans les domaines des compétences en gestion et de la formation, avançant même que certains types d'assistance pourraient être offerts contre remboursement, « les sommes remboursées pouvant alors être réinvesties par l'ACDI dans le pays et dans la région ». Le vice-premier ministre Silayev de la Kirghizie a parlé de la gestion des ressources, notamment l’eau, du développement des transports et du tourisme, ainsi que de l’application des dispositions de l’OMC. En ce qui concerne l’acquisition de compétences en commerce, le type de travail sur l’accession à l’OMC que le Centre de droit et politique commerciale a accompli dans le Caucase méridional pourrait être étendu à l’Asie centrale, avec le bénéfice des enseignements tirés de l’expérience de la Kirghizie. D’autres domaines prometteurs pour l’aide au développement économique comprennent l’agriculture, l’infrastructure de base et le microcrédit qui multiplie les possibilités de participation plus particulièrement pour les femmes.

            Nazeer Ladhani, de la Fondation Aga Khan, a posé en ces termes la question du soutien du développement économique et de la création d’emplois : « ... que peut (faire le Canada) pour aider les États d'Asie centrale à devenir des partenaires commerciaux efficaces et durables, tout en faisant la promotion de la démocratie multiculturelle? L'expertise canadienne en matière d'expansion de l'entreprise privée pourrait apporter une aide déterminante aux économies de la région pour leur permettre de réussir la transition vers l'économie de marché et la libre concurrence au niveau international. L'entreprise privée est encore peu développée dans la région, notamment à cause des traditions culturelles et idéologiques et de la rareté des entrepreneurs qualifiés, bien au fait de l'économie de marché. En fait, il faudra un gigantesque effort pour restructurer toute une société ».

            Le Comité convient qu’il faut élargir et intensifier les relations économiques du Canada avec l’Asie centrale afin de créer des conditions propices à des investissements responsables et au renforcement des capacités du secteur privé local, ce qui sera avantageux à long terme pour la société.

Recommandation 13

Les politiques d’aide économique multilatérale et bilatérale du Canada à l’égard de l’Asie centrale devraient lier clairement et fermement le niveau du soutien officiel à des progrès notables dans les réformes économiques et politiques. En outre, le gouvernement devrait prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les entreprises canadiennes actives dans la région respectent des normes élevées en adoptant un comportement socialement et écologiquement responsable. La politique canadienne devrait viser à diversifier les relations économiques, à étendre la coopération technique dans des domaines qui présentent le plus de potentiel pour bâtir des partenariats durables et encourager le développement du secteur privé.

Soutien des droits de la personne, du développement démocratique et du bon gouvernement

            Selon à peu près toutes les évaluations, la situation qui règne actuellement en Asie centrale va de non satisfaisante à atroce. Jim Wright, du MAECI, l’a avoué franchement dans son exposé liminaire au Comité en 2000 : la région « pose également un défi de taille à la communauté internationale et au Canada au chapitre des droits de la personne ». Il est navrant de penser que les promesses de la transition qui a suivi l’ère communiste et les obligations des membres de l’OSCE, qui vont bien plus loin que celles contenues dans les Accords d’Helsinki signé à l’époque soviétique, sont plutôt rompues que tenues en Asie centrale. Cassandra Cavanaugh, de Human Rights Watch, décrit la situation en des termes frappants : « Vingt-cinq ans après Helsinki, les militants des droits de la personne en Asie centrale sont victimes d’une répression aussi brutale que celle à laquelle n’importe quel dissident tchèque ou polonais a jamais dû faire face. Mais, tandis que l’Ouest a célébré les agitateurs anticommunistes, il n’accorde que peu d’attention aux hommes et aux femmes de l’Asie centrale qui sont exilés, incarcérés et torturés ».

            Il est clair que le développement de la démocratie devra suivre une longue route difficile. Il n’existe pas de tradition démocratique locale; même si on tente une comparaison avec la Russie ou d’autres États de la CEI, « la culture politique de l’Asie centrale est très conservatrice ». On craint aussi que le départ, après l’indépendance, de minorités européennes plus instruites, la baisse du niveau de vie et la perte des réalisations soviétiques au plan de l’éducation n’entravent la démocratisation. Malgré des semblants d’élections et la présence d’institutions officiellement démocratiques depuis 1991, l’autoritarisme règne tandis que la construction d’une société civile démocratique a été marginalisée. Un analyste fait observer : « En ce qui concerne les organisations autonomes, il n’y a aucun signe de rupture avec l’ère soviétique. Dans l’Asie centrale d’aujourd’hui, il n’existe aucun parti politique authentique ou bien leurs activités courantes sont entravées par de très nombreux obstacles semés par le gouvernement. [...] Dans tous les pays de l’Asie centrale sans exception, la formation de toute organisation autonome est interprétée comme une conspiration pour renverser le gouvernement ».

            Le bilan de l’aide extérieure à la démocratie donne également à réfléchir, même si des ressources très importantes sont venues des États-Unis et de l’Europe. Les évaluations récentes ont fait ressortir des lacunes :

Concentration dans les zones urbaines tandis que sont négligés les besoins des zones rurales, où vit la majorité de la population;

Prolifération des ONG, dont un bon nombre sont de nature et de valeur douteuses, comme réaction au financement provenant des donateurs;

Dépendance à l’égard des dons et, par conséquent, des objectifs des donateurs, si bien que des ONG consacrent du temps et des ressources à la production de bulletins en anglais, que ne peuvent lire les clientèles locales.

            L’encadré 1 énumère une série d’enseignements tirés d’une évaluation méticuleuse des programmes d’aide à la démocratie en Asie centrale.

Encadré 1
Enseignements utiles pour les stratégies d’aide à la démocratie*

1. Les efforts d’aide à la démocratie qui peuvent convenir au niveau de développement économique de l’Europe de l’Est et de la Russie ne sont pas forcément adaptés à l’Asie centrale Les stratégies d’aide à la démocratie doivent être assez souples pour s’adapter aux situations locales, ce qui exige une structure organisationnelle et un personnel qui connaissent bien le contexte local.

2. Les cycles de financement devraient être plus longs, et les organisations devraient pouvoir reporter les soldes budgétaires d’une année sur l’autre sans craindre de perdre des fonds ultérieurement. Il faudrait utiliser des critères d’évaluation qualitatifs plus largement que des critères quantitatifs pour établir l’efficacité des projets et des programmes.

3. On a besoin dans la région d’un plus grand nombre de projets de développement communautaire. Les programmes existants d’aide à la démocratie qui sont axés sur le développement des ONG et l’éducation du citoyen ne pourront pas prendre de l’expansion dans les régions où les activités économiques et d’éducation sont limitées.

4. Les acteurs internationaux devraient être plus disposés à travailler avec des groupes locaux divers, comme les structures communautaires locales (mahallas), les ONG soutenues par le gouvernement et les organisations religieuses. S’ils travaillent exclusivement avec le « secteur des ONG indépendantes », ils continueront de ne rejoindre qu’un petit secteur de la société.

5. Il faudrait insister davantage sur des séances de formation ouvertes, les consultations et les séances de résolution de problèmes avec les acteurs locaux de la région et réduire au minimum la formation dispensée de haut en bas.

6. Les acteurs internationaux devraient tenir compte des répercussions des processus et institutions non officiels sur leurs stratégies et programmes, et accorder autant d’attention à ces facteurs qu’au contexte des institutions officielles. Les réformes juridiques et autres échoueront si on ne tient pas pleinement compte des conséquences de la corruption, des réseaux de favoritisme et d’autres processus et institutions sans caractère officiel.

*Source : Fiona Adamson, « Building Civil Society From the Outside: An Evaluation of Democracy Assistance Strategies in Uzbekistan and Kyrgyzstan », New York, rapport rédigé pour le Columbia University Project on Evaluating Western NGO Strategies for Democratization and the Reduction of Ethnic Conflict in the Former Communist States, 2000, p. 36.

            Il importe que, dans leur travail avec des groupes de la société civile, les donateurs choisissent leurs partenaires avec soin. M. MacFarlane a remarqué un effet de mode dans l’activité des ONG : « ... (elles) lisent un document sur les priorités de la Fondation MacArthur, de la Fondation Ford, de la banque, de l'ACDI et ainsi de suite, priorités qu'(elles) font alors leurs, parce que cela leur donne accès à de l'argent ». Selon lui, l’intégration à des réseaux internationaux qui ont des préoccupations analogues et l’exposition à des processus de sélection multilatéraux pourraient aider à repérer les groupes qui sont sérieux et ont de solides assises. La capacité de faire une évaluation critique de la crédibilité et de l’autonomie des ONG est également un point qui a été souligné par la militante des droits de la personne Natalia Ablova, à Bichkek. Même un ancien premier ministre du Kazakhstan lance un avertissement : « Les nouveaux dictateurs de l’Asie centrale sont extrêmement ingénieux. Pour satisfaire l’Occident, ils créent un grand nombre d’organisations qui semblent être non gouvernementales et paraissent tout à fait démocratiques — syndicats, mouvements écologistes, mouvements féminins et partis politiques — mais qui sont en fait à la solde du régime. Un étranger serait incapable de distinguer un vrai défenseur des droits de l’homme d’un faux, un vrai mouvement démocratique d’un mouvement fictif ». Son critère est la volonté de critiquer ouvertement le gouvernement présidentiel.

            Le Comité sait bien, d’après l’expérience de sa délégation dans la région, que les ingérences et les manipulations gouvernementales ne sont que trop courantes et qu’il y a aussi beaucoup de travail à faire pour réformer les lois électorales et renforcer des institutions parlementaires qui soient authentiquement démocratiques, pour qu’elles puissent fournir une opposition efficace dans un système de freins et contrepoids et dans le cadre des structures de reddition des comptes nécessaires à un meilleur gouvernement. Sans perdre de vue ces mises en garde et ces engagements à l’égard de la réforme, nous estimons qu’il y a des occasions d’accroître le soutien des activités de développement démocratique, notamment au moyen des échanges parlementaires et des contacts interparlementaires, comme M. Cutler l’a souligné dans son témoignage.

            Comme on l’a dit dans la Partie I, Mme Holcak, de la Fondation canadienne des droits de la personne, a donné son appui à la mise sur pied d’institutions et aux réformes de l’administration publique — y compris la formation en droits de la personne pour les fonctionnaires de l’État, la police, les gardiens de prison et les forces de sécurité —, mais elle a ajouté une importante mise en garde qu’il vaut la peine de répéter :

Il faudra donner notre appui pour renforcer le fonctionnement démocratique des parlements, l'indépendance de l'appareil judiciaire et l'établissement d'institutions indépendantes et efficaces sur le plan des droits de la personne. Étant donné l'expérience particulière du Canada dans ce domaine, il serait logique qu'il appuie la création de bureaux d'ombudsman indépendants dans la région.

Toutefois, il ne suffit pas de conforter les institutions. Quels que soient les efforts qui sont investis dans les assemblées législatives, dans l'appareil judiciaire ou dans des institutions des droits de la personne, ces énergies seront gaspillées à moins que l'on ne consacre des efforts analogues à l'émergence d'une société civile dynamique et capable de mobiliser la population en vue de protéger ses propres intérêts.

            Elle a parlé à ce propos du renforcement des capacités de la société civile, notamment par des médias indépendants, pour contrôler les résultats en matière de droits de la personne et réclamer réparation pour les atteintes à ces droits, préconiser des changements démocratiques et établir des réseaux locaux, régionaux et internationaux. Encore une fois, « L'un des moyens les plus efficaces pour le Canada de contribuer à la démocratisation est d'appuyer les initiatives d'éducation en matière des droits de la personne qui ciblent les écoliers et les hauts fonctionnaires de l'État. Il est particulièrement important, à long terme, de cibler la jeune génération en intégrant dans les écoles des programmes d'éducation en matière de droits de la personne. Le Canada peut fournir un appui à la formation des enseignants et élaborer la matière. En plus de l'aide offerte par l'intermédiaire des ministères de l'Éducation, il ne faudrait pas que le Canada ignore le rôle important que jouent déjà les ONG dans ce domaine ».

            Enfin, au niveau diplomatique, le Comité est d’accord avec Mme Holcak pour dire que la voix du Canada doit se faire entendre clairement :

Il faudrait que le Canada se serve des relations bilatérales et multilatérales qu'il entretient avec les pays de la région pour faire valoir ses préoccupations au sujet des droits de la personne et pour les convaincre de mettre un terme aux lois et aux politiques répressives. Le fait que le Canada soit membre du Conseil de sécurité des Nations Unies, de la Commission des droits de l'homme des Nations Unies, de l'OSCE et du FMI lui offre d'innombrables possibilités d'exercer une influence au niveau multilatéral. Malheureusement, notre influence bilatérale est limitée par le faible niveau de représentation diplomatique dans la région. Néanmoins, quand la possibilité existe, il faudrait que les diplomates canadiens exhortent les gouvernements de la région à prendre des mesures concrètes en vue d'abolir les restrictions sur la liberté d'association et d'expression et en vue d'améliorer le respect des droits de la personne.

Recommandation 14

Le Canada devrait accroître son soutien au contrôle du respect des droits de la personne et des activités d’éducation et de formation en droits de la personne en Asie centrale au moyen de partenariats avec des organisations non gouvernementales locales crédibles. Il devrait profiter des tribunes de la diplomatie bilatérale et multilatérale chaque fois que c’est possible pour soulever des préoccupations au sujet de violations flagrantes des droits et insister pour que les gouvernements de la région honorent les obligations qu’ils ont contractées avec l’OSCE et avec l’ONU en matière de droits de la personne. Le gouvernement du Canada devrait fournir par l’entremise de l’ACDI une aide à la démocratisation et au bon gouvernement, notamment pour renforcer les institutions parlementaires en suivant une approche propre à la région qui tient pleinement compte des enseignements de l’expérience des donateurs, et en veillant plus particulièrement à ce que les partenariats locaux soient fondés sur un engagement authentique à l’égard des réformes démocratiques.

Coopération en éducation, coopération culturelle et formes futures de coopération

            Un thème qui est revenu de façon répétée au cours des audiences du Comité et des discussions qu’il a eues dans la région est la nécessité d’élargir les relations selon des modalités qui tiennent compte de la dimension humaine. C’est peut-être une évidence que de dire que l’avenir de l’Asie centrale dépend de ses jeunes, de la première génération de l’ère de transition, mais nous estimons que l’investissement dans les ressources humaines, les contacts et les échanges interculturels sont parmi les initiatives les plus prometteuses pour bâtir des relations mutuellement avantageuses à long terme.

            L’éducation est évidemment un élément clé dans une approche progressiste de la coopération internationale qui est centré sur l’humain. M. MacFarlane a fait remarquer :

Qu'est-ce que cela signifie que d'appuyer la société de bas en haut? Que signifie créer une capacité? Que voulons-nous dire par éducation? [...] De mon point de vue, l'élément le plus réussi du programme d'aide américaine dans la région est dirigé par l'Eurasia Foundation. Il comporte deux volets essentiellement. Le premier vise à amener des jeunes gens prometteurs dans des universités américaines; le deuxième consiste à appuyer le développement d'établissements d'enseignement quasi modernes dans la région elle-même. Cela ne coûte pas beaucoup d'argent et permet d'instaurer le fondement culturel du changement.

Selon Denis Leclaire, de St. Mary’s University, le Canada est lui aussi bien placé pour faire la même chose :

Les universités canadiennes, grandes et petites, peuvent jouer un rôle important dans le processus de transformation que vivent les pays de l'ex-Union soviétique. Les universités canadiennes ont les compétences requises sur les plans géographique et sectoriel [...] et peuvent servir d'agents de changement pour créer les moyens et changer les attitudes et les stratégies existantes dans de nombreux pays d'Asie centrale. Les universités canadiennes font du bon travail de renforcement des capacités à l'étranger, et [...], pour créer de nouvelles attitudes, il faut renforcer les capacités dans les secteurs comme la formation en gestion, la gouvernance, l'égalité des sexes et l'environnement...

            Il a été fait allusion plus tôt à un projet précis qui portait sur des étudiants en gestion d’Ouzbékistan. St. Mary’s University a réalisé ce projet avec le Bureau canadien de l’éducation internationale, avec l’aide de l’ACDI. Patrick Armstrong a également préconisé une augmentation des bourses offertes par l’ACDI : « Je suis pour l'intervention auprès des gens, à petite échelle. [...] Il faut investir dans l'avenir et [...] ce sont les jeunes qui représentent l'avenir. Faites-les venir au Canada pour leur donner une éducation utile ». La coopération en éducation a été expressément mentionnée comme une grande priorité, au cours d’une réunion des membres du Comité avec le ministre des Affaires étrangères de l’Ouzbékistan, Abdulaziz Kamilov, qui a dit qu’un autre groupe de 25 personnes devait partir au Canada pour un programme d’études. Il a décrit cette activité comme « la clé du développement des relations bilatérales ». Cependant, comme M. Leclaire l’a signalé, on éprouve des difficultés considérables pour obtenir les visas des étudiants, difficultés d’autant plus grandes que le Canada n’a pas de présence diplomatique sur place. Loin de faciliter les choses, on les complique. Il a fait remarquer : « Il est beaucoup plus difficile d'obtenir un visa pour le Canada, qu'il s'agisse d'un visa de visiteur ou d'un permis de séjour pour étudiant, que pour les États-Unis ou pour l'Europe ». À notre avis, le gouvernement devrait s’occuper de ce problème sans tarder.

            Il y a un certain nombre de domaines où des activités d’éducation et de formation axées sur l’administration publique, le secteur privé et le développement de la société civile pourraient être renforcées dans le cadre de la politique canadienne. Dans la section précédente, nous avons parlé de l’éducation en droits de la personne à divers niveaux et du soutien des médias indépendants. Plus haut, nous avons signalé l’ouverture du Caspian Training Centre du Southern Alberta Institute of Technology (SAIT), ouverture qui a coïncidé avec la visite des membres du Comité à Almaty. Le centre est axé sur les besoins des industries de l’énergie du Kazakhstan et transfère l’expertise du Canada. Le but visé est que le centre finisse par se financer et être dirigé par des gens de la région. Nous sommes d’accord sur les propos que les porte-parole du SAIT, Ron Talbot et Ed Evancio, ont tenus lors d’une réunion d’une table ronde de gens d’affaires du Canada à Almaty : les projets doivent être conçus pour être « durables pour les peuples des pays où nous travaillons ».

            De l’avis du Comité, il devrait y avoir davantage de projets semblables qui permettent d’établir des liens concrets par des réseaux d’éducation et de formation. Le soutien du gouvernement est essentiel. ACDI mis à part, Robert Cutler a aussi évoqué des possibilités de participation du Centre de recherches pour le développement international (CRDI) dans la protection de l’environnement de la région, la mise en valeur des ressources énergétiques, l’édification de la paix et les activités de prévention des conflits. Nous encourageons également les entreprises canadiennes à tenir compte du facteur humain dans le contexte centre-asiatique et plus précisément à maximiser les retombées en perfectionnement des ressources humaines des investissements qu’elles font dans la région.

            Il y a beaucoup de place pour les contributions du Canada favorisant ce que Nazeer Ladhani, de la Fondation Aga Khan, a appelé la « démocratie multiculturelle ». À propos du soutien pour la réorientation et le perfectionnement des ressources humaines, il a fait observer : « Il faut de toute urgence développer de nouvelles aptitudes linguistiques et former la main-d’œuvre en fonction de son environnement afin de l'adapter à la nouvelle économie mondiale, à défaut de quoi des millions de citoyens d'Asie centrale, en particulier les jeunes, s'exposeront au chômage, ce qui ne peut qu'accentuer les risques de troubles sociaux ». Il a encouragé le Canada à s’engager plus à fond dans des initiatives d’éducation, par exemple la mise sur pied d’une université de l’Asie centrale, la réforme et l’amélioration des services de santé et d’éducation ? domaine où les compétences canadiennes sont largement reconnues ?, et, ce qui n’est pas le moins important, le riche patrimoine culturel de la région « qu'il s'agit d'apprendre à connaître et de promouvoir ». À propos de ce dernier élément, il a parlé d’un projet de la Fondation Aga Khan pour l’Asie centrale portant sur les humanités de la culture, projet qui « s'appuie sur la notion de civilisation comme principe d'orientation pour la promotion et le renforcement du pluralisme culturel et l'établissement des fondements d'une société civile », et d’un projet connexe sur la route de la Soie, « effort international visant à promouvoir l'évocation du passé de cette région, et son apport culturel actuel sur la scène mondiale, essentiellement dans les domaines de la musique sacrée et profane ».

            En somme, à l’aube d’une deuxième décennie d’indépendance et de transition après l’ère soviétique, le moment est bien choisi pour prendre acte du fait que le Canada n’a eu jusqu’à maintenant qu’une présence limitée dans la région et que sa politique doit s’étendre à un plus large horizon. Les défis que l’Asie centrale doit relever sont considérables, mais il y a des possibilités tout aussi considérables à explorer, non seulement dans l’exploitation des ressources minières et énergétiques, mais aussi dans la protection de l’environnement, la promotion d’un pluralisme pacifique et de sociétés civiles démocratiques, en soutenant le développement humain et culturel global. À cet égard, le message plein d’espoir que M. Ladhani a laissé au Comité constitue une fort belle conclusion au présent rapport :

La participation canadienne à cet effort permettrait de faire de ce programme un des nouveaux et importants piliers de la culture à venir de la région. En effet, dans le monde d'aujourd'hui, il n'est plus possible d'ignorer l'importance et le besoin qui se fait sentir d'une diplomatie orientée sur la promotion culturelle. Aider les populations de l'Asie centrale à comprendre le dynamisme de leur diversité culturelle et à amarrer ce concept aux efforts nationaux dans le domaine de l'éducation et des arts permettra de promouvoir l'harmonie au sein des ensembles ethniques tout en contribuant à la création d'une démocratie multiculturelle.

En conclusion, le Canada a la possibilité de jouer un rôle actif dans la promotion de cette démocratie multiculturelle, condition sine qua non d'un développement harmonieux — politique, économique et social — de ces républiques d'Asie centrale. On en retirera des possibilités accrues d'investissement et cela profitera aux intérêts de la politique étrangère canadienne dans la région.

Recommandation 15

Le Canada devrait accroître son soutien des initiatives d’éducation et de formation en Asie centrale, notamment en augmentant le nombre de bourses de l’ACDI. Le gouvernement devrait faciliter la délivrance des visas à cet effet et encourager le secteur privé et les ONG à faire des efforts supplémentaires qui ont une composante d’éducation et de renforcement des capacités locales. Suivant les propositions de la Fondation Aga Khan sur la coopération future, le gouvernement devrait aussi envisager de participer à des initiatives pour promouvoir la diversité culturelle et les échanges interculturels.