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INDU Rapport du Comité

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PRÉFACE

Le Canada légifère dans le domaine de la concurrence depuis plus d’un siècle. Si le nom et le contenu de la Loi applicable ont changé plusieurs fois au cours des ans, chaque révision notable a produit des mesures antitrust qui assurent une meilleure protection de l’intérêt public. Leur but premier demeure toutefois essentiellement le même : la répression des conspirations et des entraves commerciales à caractère monopolistique (sauf celles exclues par privilège parlementaire). La première loi canadienne sur la concurrence, adoptée en 1889 et intitulée Acte à l’effet de prévenir et de supprimer les coalitions formées pour gêner le commerce, marqua le début d’une ère nouvelle sur deux plans : le dégoût que les monopoles inspiraient au public et la façon d'y parer. Après une période dominée par la politique du laissez-faire, la Loi de 1889 rendait la formation de « combines », le terme utilisé pour désigner les coalitions à l’époque, une infraction au Code criminel.

La nouvelle mesure était le résultat de pressions politiques exercées par le grand public et d’une campagne extrêmement habile montée contre la grande entreprise par le secteur, bien organisé et bruyant, de la petite entreprise. Il nous semble donc opportun, étant donné l'évolution rapide de l'économie et ses profonds changements, d'analyser les facteurs économiques qui ont mené à l’adoption de cette première loi antitrust. Les deux périodes présentent à la fois des similarités et des divergences révélatrices et instructives qui ne sont pas tout à fait étrangères à ce qui semble se produire aujourd’hui.

À la suite d’investissements publics considérables dans la construction de réseaux ferroviaires et télégraphiques, de grandes entités industrielles plus complexes ont fait leur apparition au Canada et ailleurs dans le monde à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Les nouveaux progrès des sciences appliquées, la division croissante du travail et l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante ont contribué, avec l’expansion horizontale et verticale des activités des grandes entreprises, à la croissance d’un complexe industriel moderne. Ces nouvelles techniques appelaient d’énormes investissements et un engagement à intégrer les opérations tant, en aval, sur le plan de l'approvisionnement en matières premières essentielles que, en amont, sur celui des réseaux de commercialisation et de distribution. Étayées par de nouveaux instruments financiers pour financer la croissance, les grandes sociétés pouvaient ainsi réaliser les économies d’échelle et de gamme inhérentes aux nouvelles méthodes de production, tout en s’assurant du niveau de rendement voulu sur les capitaux investis.

Tout en transformant bien des secteurs d’activité traditionnels, les nouveaux procédés de production ont fait naître beaucoup d’industries nouvelles. Cela n’avait malheureusement pas que du bon. Les avantages sans précédent dont jouissaient les grandes entreprises sur le plan du coût favorisaient ceux qui ont les premiers adapté leurs activités aux nouvelles réalités économiques, au détriment des autres. Tout comme les petits fabricants, les grossistes, les agents commerciaux et les autres intermédiaires furent ainsi fortement désavantagés lorsque fabricants et détaillants de masse se lancèrent dans la vente de gros. Principaux entrepreneurs des petites villes et des villages, les marchands ainsi évincés formaient un groupe politique très influent qui réclamait, en accusant les grandes entreprises de prédation, une forme législative de redressement.

Les États-Unis et nombre de pays européens éprouvaient à peu près au même moment des difficultés analogues mais il s’est trouvé, par un ensemble de circonstances particulières, que le Canada fut le premier à réagir. Bien conscients que cette révolution des techniques et de l’organisation se traduirait par des avantages économiques et une amélioration du niveau de vie, les politiciens canadiens craignaient cependant que la faible population du pays n’entrave ce mouvement. Pour éviter que le Canada ne devienne un satellite économique des États-Unis par l’exploitation de richesses naturelles et de matières brutes en échange de nouveaux produits plus perfectionnés, le gouvernement du Canada adopta en 1879 sa « Politique nationale ». Cette politique protectionniste, dont l’imposition de tarifs élevés sur les produits industriels était le fer de lance, visait à créer un noyau industriel en Ontario et au Québec. L’élimination de la concurrence étrangère qui en a résulté n’a toutefois fait qu’accroître les soupçons du public à l’égard des regroupements d’entreprises qui se produisaient alors. En 1888, un comité permanent de la Chambre des communes fut donc chargé d’examiner la nature et l’ampleur de certaines coalitions (dans les domaines notamment de l’épicerie, des œufs, du sucre, des biscuits, des confiseries, du charbon, et des produits en fonte et en acier). Sa recommandation étant de légiférer dans ce domaine, la première loi antitrust du Canada fut adoptée l’année suivante.

Une situation semblable semble se profiler à l’horizon. L’innovation est de nouveau à l’origine du changement, mais cela tient moins, cette fois, aux avantages résultant, sur le plan du coût, des économies d’échelle et de gamme attribuables aux nouvelles capacités de production mais plutôt aux avantages liés, sur le plan de la créativité, au savoir (ou au « capital humain »). Au lieu de changements ponctuels, suivis d’une période d’exploitation du niveau et de la gamme de production, l’économie du savoir qui pointe s’accompagne d’un processus d’amélioration constante des produits, des procédés, des méthodes de distribution et de l’organisation. Cette situation de flux constant est pour chacun de nous une source de déséquilibre et d’incertitude.

Ce processus de remplacement du vieux par du neuf ou de « destruction créatrice », comme on l’appelle parfois, s’accompagne d’innovations organisationnelles et institutionnelles. Pressés de hausser la productivité par l’innovation plutôt que par des économies d’échelle, les dirigeants d’entreprises cherchent maintenant plutôt à concevoir des moyens de production frugaux et à réduire leurs activités de base, tout en confiant par impartition leurs fonctions non essentielles et des activités de sous-assemblage à leurs filiales ou à des alliés stratégiques (il s'agit parfois d'entreprises larguées lors d’opérations de rationalisation). D’autre part, poussés par les progrès récents des technologies du transport et des communications, tout en tirant parti du nouveau climat commercial qui balaie la planète, le choix de l’emplacement des éléments critiques de fabrication et d’assemblage vise à faire en sorte que globalement le processus de production tire davantage parti des avantages concurrentiels où qu’ils soient, qu’il s’agisse d’économies d’échelle, de gamme ou d’apprentissage sur le tas, ou d’une plus grande spécialisation des facteurs. Le secteur canadien des affaires s’internationalise de plus en plus, tissant autour de la planète une toile complexe d’activités imbriquées. Il s’ensuit que, devant la forte concurrence que leur opposent les grandes sociétés, tant canadiennes qu’étrangères, les petites entreprises canadiennes sont de nouveau forcées de revoir leurs modèles d’affaires. C’est le cas en particulier des détaillants d’essence, qui ont déjà fait l’objet d'enquêtes publiques, politiques et antitrust, des épiceries et de la presse écrite.

À partir du milieu des années 1980, des postes d’essence libre-service offrant, outre l’essence, une gamme limitée d’accessoires d'automobile et, dans certains cas, des confiseries ont remplacé les stations-service traditionnelles à prestations complètes où l’on pouvait faire le plein, faire réparer sa voiture et acheter des accessoires (huile, graisses, essuie-glaces, filtres à air et ainsi de suite). Les propriétaires des postes d’essence ont dû faire de gros investissements, notamment pour accroître le nombre et la taille des réservoirs souterrains, aménager des aires de service plus spacieuses, et installer des pompes faciles à utiliser et une caisse centrale. Ces postes d’essence plus coûteux permettent à certains de tirer parti des économies d’échelle en vendant plus d’essence, mais la surabondance de détaillants d’essence ainsi causée à plus long terme en a forcé certains à fermer leurs portes. L’étude des pratiques monopolistiques vise donc à déterminer s'il s'agit de fournisseurs inefficaces (c.-à-d. de détaillants intégrés verticalement ou indépendants) ou d'indépendants qui, tout en étant efficaces, ont été désavantagés par les prix d’éviction pratiqués par les vendeurs d’essence intégrés.

Les politiques de prix novatrices, comme l’imposition par les grands magasins d’alimentation de « frais d’étalage » pour le linéaire occupé, existent depuis quelque temps, mais elles prolifèrent rapidement (au même rythme, prétendent certains, que le lancement de nouveaux produits dont le nombre aurait, d’après une étude sectorielle, dépassé 18 000 depuis un an). Les montants forfaitaires exigés (d’abord pour une aire dans l’entrepôt, et maintenant pour l’étalage), surtout par les grands détaillants de masse implantés dans des marchés fortement concentrés, suscitent autant de controverse que les chaînes de distribution des années 1930. Les frais d’étalage sont l’une des nombreuses pratiques commerciales adoptées pour lancer de nouveaux produits dont le succès commercial est très aléatoire, notamment dans le secteur de l’alimentation, des livres et des jouets pour enfants. Bien qu’ils puissent être discriminatoires envers différents fabricants, ces frais permettent aussi dans une certaine mesure de partager le risque entre détaillants et fabricants (il semble que plus de 70 % des nouveaux produits alimentaires restent à l’étalage moins d’un an); ce sont donc les circonstances qui déterminent s'ils favorisent ou briment la concurrence. L’examen antitrust vise en particulier à déterminer si ces pratiques constituent une réaction légitime au manque d’espace ou si, en excluant les petits fabricants de certains modes de distribution commerciale, elles constituent soit de la discrimination anticoncurrentielle par les prix, soit un abus de position dominante sur le marché.

L’apparition, dans les années 1960, de nouvelles technologies, comme l’ordinateur et la composition à froid ou par procédé offset, a entraîné une restructuration notable de la presse écrite, et en particulier des journaux; l’impact du changement le plus profond, l’arrivée de l’Internet, ne s’est toutefois pas encore fait sentir. La restructuration s’est traduite jusqu’ici par la consolidation et une concentration croissante du capital, au point que certains intervenants industriels estiment que, pour un pays démocratique comme le Canada, un nombre trop restreint de barons des médias détient maintenant beaucoup trop de pouvoir politique et culturel. Le Bureau de la concurrence, qui s’est penché sur chacune des grandes fusions et acquisitions de journaux pendant cette période, se limitait, comme il se doit, à son étroit mandat, qui a trait à l’aspect commercial de l’entreprise, au détriment d’aspects plus vastes de l’intérêt public comme la diversité et la qualité du contenu. Étant donné l’absence de processus d’examen en bonne et due forme à l’égard de ces intérêts publics fondamentaux et le processus de révision sur place des fusions établies par la Loi sur la concurrence et la Loi sur le Tribunal de la concurrence, divers intervenants industriels ont donné à entendre qu’il serait opportun d’envisager d’élargir les objectifs de ces Lois ainsi que les mandats du Bureau et du Tribunal de la concurrence de manière à y englober des intérêts sociaux plus étendus.

Dans le contexte de ces controverses, le Parlement doit de nouveau revoir sa législation antitrust et l’adapter à la situation actuelle. Certains experts des mesures antitrust estiment que les dispositions de la Loi sur la concurrence relatives aux conspirations ne permettent pas de faire une distinction suffisante entre la collusion et les alliances stratégiques recherchées par le milieu des affaires comme solution de rechange à une fusion totale. De plus en plus d’intervenants jugent le Code criminel peu apte à distinguer entre un comportement anticoncurrentiel et un comportement parfaitement légitime qui favorise la concurrence sur le plan de la discrimination par les prix, des prix d’éviction et des prix imposés. Certains préconisent aussi d’habiliter le commissaire à la concurrence ou le Tribunal de la concurrence à émettre des ordonnances temporaires d’interdiction pour parer aux actes flagrants de prédation. Vu le champ sans cesse croissant de surveillance industrielle du Bureau de la concurrence, ainsi que sa charge de travail et ses ressources limitées, il faudrait aussi revoir les droits d'action privée et l’accès au Tribunal de la concurrence à l’égard de pratiques examinables (c.-à-d. le refus de vendre, la vente exclusive, la vente conditionnelle, et les restrictions du marché ou du territoire). L’enquête du Comité sur la Loi sur la concurrence englobera chacun de ces éléments.