Privilège parlementaire / Droits des députés

Protection contre l’obstruction et l’intimidation : menaces envers un ministre; question fondée de prime abord

Débats, p. 5834–5835

Contexte

Le 27 février 2012, Vic Toews (ministre de la Sécurité publique) soulève une question de privilège au sujet des cybercampagnes qui ont fait suite à la présentation de son projet de loi C-30, Loi édictant la Loi sur les enquêtes visant les communications électroniques criminelles et leur prévention et modifiant le Code criminel et d’autres lois. M. Toews soulève trois questions et soutient qu’elles constituent toutes un outrage à la Chambre. La première concerne l’utilisation de ressources de la Chambre pour un compte Twitter à partir duquel on l’aurait attaqué personnellement, ce qui, selon lui, a terni sa réputation et l’a empêché d’assumer ses fonctions de député. La deuxième porte sur des vidéos publiées sur YouTube par le groupe Anonymous dans lesquelles on le menaçait, lui et sa famille, ce qui constituerait une tentative délibérée de l’intimider relativement aux travaux du Parlement. Enfin, il allègue qu’une campagne visant à inonder son bureau d’appels, de courriels et de télécopies a empêché son personnel et lui-même de répondre aussi promptement qu’il le faudrait aux préoccupations légitimes de ses électeurs. Bob Rae (Toronto-Centre) confirme qu’un employé du bureau de recherche du Parti libéral était responsable du compte Twitter dont parle le ministre et que l’employé avait démissionné. Il présente ses excuses en son nom ainsi qu’au nom du Parti libéral pour les gestes de l’employé. Après avoir entendu les interventions d’autres députés, le Président prend la question en délibéré[1].

Le 28 février 2012, Joe Comartin (Windsor-Tecumseh) prend la parole pour appuyer la position du ministre en ce qui concerne les vidéos sur YouTube. Toutefois, il n’est pas d’accord avec l’allégation selon laquelle les Canadiens qui inondaient le bureau du ministre de correspondance le faisaient dans l’intention de s’ingérer dans ses fonctions parlementaires; il soutient qu’il s’agit plutôt de l’expression de leur droit démocratique de s’opposer à des mesures législatives. Au sujet du compte Twitter, le député estime que c’est le caractère anonyme des messages qui pose problème plutôt que l’utilisation des ressources de la Chambre, ce qui, à son avis, ne constituerait pas automatiquement une atteinte au privilège. D’autres députés prennent la parole ce jour-là ainsi que le 29 février 2012. Le Président prend de nouveau la question en délibéré[2].

Résolution

Le 6 mars 2012, le Président rend sa décision. Au sujet du compte Twitter ayant servi à faire des attaques personnelles, le Président statue qu’à la lumière des excuses inconditionnelles présentées par M. Rae, et compte tenu de l’usage, il considère cette partie de la question de privilège comme étant close. En ce qui concerne la masse de correspondance envoyée au bureau du ministre, le Président statue que, bien que le ministre ait une doléance légitime, cela ne constitue pas une question de privilège fondée de prime abord, puisqu’il ne peut conclure que cela a nui à la capacité du ministre d’exécuter ses fonctions parlementaires. Enfin, à l’égard des vidéos sur YouTube, le Président les considère comme une attaque subversive au privilège le plus fondamental de la Chambre en ce qu’elles contiennent des menaces à l’endroit du ministre et d’autres députés et que, pour cette raison, il est d’avis qu’il y a eu, de prime abord, atteinte au privilège de la Chambre. Par conséquent, il invite le ministre à proposer la motion de circonstance.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 27 février par le ministre de la Sécurité publique au sujet des cybercampagnes déclenchées à la suite du dépôt, par ce dernier, du projet de loi C-30, Loi édictant la Loi sur les enquêtes visant les communications électroniques criminelles et leur prévention et modifiant le Code criminel et d’autres lois.

Je remercie le ministre d’avoir soulevé ces questions, ainsi que le leader du gouvernement à la Chambre des communes, le ministre des Affaires étrangères, le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes, le leader de l’Opposition officielle, le député de Toronto-Centre, le député de Bas-Richelieu—Nicolet—Bécancour, la députée de Saanich—Gulf Islands et le député de Westmount—Ville-Marie pour leurs interventions.

Dans son intervention, le ministre a soulevé trois questions dont chacune constitue à son avis un outrage à la Chambre.

La première concerne l’utilisation des ressources de la Chambre pour le compte Twitter Vikileaks30, qui aurait servi, selon ses dires, à l’attaquer personnellement, ternissant ainsi sa réputation et faisant obstruction à l’exercice de ses fonctions de député.

Le chef intérimaire du Parti libéral a ensuite informé la Chambre qu’il avait lui-même eu l’intention de soulever une question de privilège après avoir appris, le 26 février, qu’un employé du bureau de recherche du Parti libéral était responsable du site Vikileaks30. Le chef intérimaire a présenté des excuses sans équivoque au ministre en son nom personnel et au nom du Parti libéral.

Étant donné que le député a présenté des excuses inconditionnelles à titre personnel et au nom de tout son parti, et conformément à ce qui s’est fait par le passé dans des circonstances similaires, je suis prêt à considérer clos ce volet de la question de privilège.

J’aimerais également mentionner à la Chambre que la politique sur l’utilisation acceptable des ressources de technologie de l’information de la Chambre des communes a été utilisée dans cette affaire, étant donné qu’une utilisation inacceptable des ressources a eu lieu.

Le ministre a aussi soulevé la question d’une apparente campagne visant à inonder son bureau d’appels, de courriels et de fax. Il a affirmé que cela l’avait empêché, ainsi que son personnel, de servir ses électeurs et avait fait en sorte que des électeurs ayant des besoins légitimes n’avaient pas pu joindre le député en temps opportun.

Comme le député de Windsor—Tecumseh l’a rappelé à la Chambre, mon prédécesseur, le Président Milliken, avait été confronté à une situation semblable en 2005, dans une affaire soulevée par l’ancien député de Glengarry—Prescott—Russell.

Dans sa décision, rendue le 8 juin 2005, le Président Miliken avait conclu que, bien que le député pouvait se plaindre légitimement que le fonctionnement normal de bureaux parlementaires avait été perturbé, les députés touchés et leurs électeurs avaient quand même été en mesure de communiquer par divers moyens. En conséquence, il n’avait pas pu conclure qu’il y avait, de prime abord, matière à question de privilège puisque les députés n’avaient pas été entravés dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires.

Après avoir examiné les faits de l’espèce, je me dois de tirer la même conclusion au sujet du deuxième volet de la question de privilège.

Ceci nous amène à la troisième question soulevée dans l’affaire qui nous intéresse — et qui est à mon avis la plus troublante — à savoir celle des vidéos mises sur le site Web YouTube par Anonymous les 18, 22 et 25 février. Ces vidéos contenaient diverses allégations au sujet de la vie privée du ministre ainsi que des menaces ciblées et troublantes.

Le ministre a déclaré qu’il acceptait, en tant que politicien, de devoir composer avec des débats vigoureux et des discours parfois enflammés, mais a indiqué que les attaques lancées en ligne contre lui et sa famille avaient tourné à la menace, ce qui était inacceptable. Il a soutenu que les menaces contenues dans les vidéos constituaient une tentative délibérée de l’intimider dans le contexte des travaux du Parlement.

Dans La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, [page 111], il est dit :

Il est impossible de codifier tous les incidents qui pourraient être considérés comme des cas d’obstruction, d’ingérence, de brutalité ou d’intimidation et, par conséquent, constituer une atteinte aux privilèges de prime abord. On trouve toutefois, parmi les questions de privilège fondées de prime abord, l’atteinte à la réputation d’un député, l’usurpation du titre de député, l’intimidation d’un député et de son personnel ainsi que de personnes appelées à témoigner devant un comité et la communication d’informations trompeuses.

Malgré les solides arguments présentés par le député de Westmount—Ville-Marie, la présidence n’entretient aucun doute quant à la juridiction de la Chambre dans cette affaire.

L’ouvrage d’O’Brien et Bosc stipule à la page 108, et je cite :

La présidence a régulièrement réaffirmé que la Chambre se devait de protéger contre toute intimidation, obstruction ou ingérence son droit de bénéficier des services de ses députés. Le Président Lamoureux a signalé, dans une décision rendue en 1973, qu’il n’hésitait pas à affirmer que « […] le privilège parlementaire comprend le droit pour un député de s’acquitter de ses fonctions de représentant élu sans avoir à subir aucune menace ou tentative d’intimidation ».

Les gens qui entrent dans la vie politique s’attendent certainement à devoir rendre des comptes quant à leurs actes — à leurs électeurs ainsi qu’aux personnes qui s’intéressent aux enjeux et aux initiatives qu’ils défendent.

Dans une démocratie saine, on encourage la tenue de débats vigoureux. En fait, les règles et procédures de la Chambre ont été rédigées de manière à permettre aux adversaires de discuter de façon respectueuse des sujets les plus difficiles et les plus délicats.

Toutefois, lorsque des députés dûment élus font l’objet de menaces personnelles à cause de leur travail au Parlement — que ce soit pour avoir déposé un projet de loi, fait des déclarations ou s’être prononcé lors d’un vote —, la Chambre doit prendre l’affaire très au sérieux.

Comme l’a mentionné le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre, toute menace ou tentative d’influencer les actions d’un député constitue une atteinte au privilège.

J’ai visionné attentivement les vidéos en ligne, qui contiennent effectivement des menaces directes dirigées contre le ministre en particulier, mais aussi contre l’ensemble des députés. Ces menaces démontrent un mépris flagrant pour nos traditions et se veulent une attaque subversive contre les privilèges les plus fondamentaux de la Chambre.

En ma qualité de Président et de gardien de ces privilèges, je puis donc conclure, dans le cas des vidéos mises sur Internet par Anonymous, qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège. J’invite donc le ministre à présenter sa motion.

Post-scriptum

M. Toews propose que la question soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, et sa motion est adoptée[3]. Le 2 mai 2012, le Comité présente son 21e rapport à la Chambre, dans lequel il conclut que les vidéos en question publiées sur YouTube par le groupe Anonymous constituent une violation du privilège parlementaire de M. Toews et de l’ensemble des députés[4]. Le rapport n’a pas été adopté.

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[1] Débats, 27 février 2012, p. 5508–5513.

[2] Débats, 28 février 2012, p. 5585–5586, 29 février 2012, p. 5629–5631.

[3] Journaux, 6 mars 2012, p. 900, 906–908, Débats, p. 58355893–5894.

[4] Journaux, 2 mai 2012, p. 1152.