Privilège parlementaire / Droits de la Chambre

Outrage à la Chambre : ministre qui n’aurait pas vérifié la compatibilité de projets de loi avec la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits

Débats, p. 15292–15293

Contexte

Le 6 mars 2013, Pat Martin (Winnipeg-Centre) soulève une question de privilège au sujet de l’obligation statutaire du ministre de la Justice d’examiner les projets de loi et les règlements émanant du gouvernement pour en déterminer la compatibilité avec la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que la Déclaration canadienne des droits. En s’appuyant sur les allégations d’un haut fonctionnaire du ministère de la Justice contenues dans un dossier de poursuite déposé au tribunal, M. Martin déclare que bien qu’il n’y ait pas de preuve selon lesquelles le ministre aurait volontairement fourni des renseignements inexacts à la Chambre, les députés ne peuvent être certains que le gouvernement a bien vérifié la compatibilité des mesures législatives qui leur ont été présentées avec la Charte et la Déclaration. Si les allégations s’avèrent vraies, soutient-il, cela voudrait dire que le ministre induit la Chambre en erreur et empêche les députés d’examiner adéquatement les projets de loi ministériels, ce qui constitue un outrage à la Chambre. Peter Van Loan (leader du gouvernement à la Chambre des communes) répond que la question n’a pas été soulevée assez rapidement, qu’il faut tenir compte de la convention relative aux affaires en instance et qu’il s’agit en fait d’une question de droit, et donc qu’il ne revient pas au Président d’en décider. Plusieurs autres députés prennent la parole, après quoi le Président prend la question en délibéré[1]. Le 18 mars 2013, Rob Nicholson (ministre de la Justice et procureur général du Canada) ajoute que rien n’indique que la Chambre ait été volontairement induite en erreur ou qu’il ait jamais présenté des projets de loi contraires à la Charte canadienne des droits et libertés ou à la Déclaration canadienne des droits. D’autres députés participent à la discussion et le Président prend de nouveau la question en délibéré[2].

Résolution

Le 27 mars 2013, le Président rend sa décision. Il déclare qu’à son avis, le député a bel et bien soulevé la question à la première occasion et que, bien que la convention relative aux affaires en instance n’empêche pas la tenue d’un débat sur la question, il estime que la Chambre devrait se montrer prudente si elle devait prendre des mesures pouvant donner lieu à une procédure qui dupliquerait la procédure judiciaire. En ce qui concerne l’élément central de la question, à savoir si le gouvernement honorait son obligation légale à l’égard de la compatibilité constitutionnelle des projets de loi, il fait valoir que le Président n’a pas pour rôle d’interpréter les questions de nature constitutionnelle ou juridique. Par conséquent, il conclut qu’il n’y a pas, de prime abord, matière à question de privilège.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à me prononcer sur la question de privilège soulevée le 6 mars 2013 par le député de Winnipeg-Centre au sujet de l’obligation législative du ministre de la Justice d’examiner les projets de loi d’initiative ministérielle et les règlements afin d’en vérifier la compatibilité avec la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits.

Je remercie le député de Winnipeg-Centre d’avoir soulevé cette question, ainsi que le ministre de la Justice et procureur général du Canada, le leader du gouvernement à la Chambre des communes, le leader de l’Opposition officielle à la Chambre et les députés de Saanich—Gulf Islands, Winnipeg-Centre, Mont-Royal et Gatineau pour leurs commentaires.

Lorsqu’il a soulevé la question de privilège, le député de Winnipeg-Centre a expliqué que le ministre était tenu par la loi d’examiner tous les projets de loi émanant du gouvernement et les règlements afin d’en vérifier la compatibilité avec la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits. Il a cité l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, où il y est écrit :

[...] le ministre de la Justice doit [...] examiner tout règlement [...] ainsi que tout projet ou proposition de loi soumis ou présentés à la Chambre des communes par un ministre fédéral en vue de rechercher si l’une quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie, et il doit signaler toute semblable incompatibilité à la Chambre des communes dès qu’il en a l’occasion.

Le député a ensuite affirmé que, si les allégations contenues dans le dossier de poursuite déposé devant la Cour fédérale par M. Edgar Schmidt, fonctionnaire du ministère de la Justice, sont jugées fondées, le ministre aura alors fait fi de l’exigence imposée par la loi. Le député soutient que le ministre gère le risque d’incompatibilité de façon cavalière et qu’en permettant le dépôt à la Chambre de projets de loi pouvant être incompatibles avec la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits, le ministre induit le Parlement en erreur, privant ainsi les députés de l’assurance que les mesures législatives proposées ne vont pas à l’encontre de la Charte et de la Déclaration.

Le député a demandé que la présidence conclue que cette façon de faire du ministre avait dans les faits empêché les députés de s’acquitter de l’obligation de diligence raisonnable qui leur incombe lorsqu’ils examinent les projets de loi d’initiative ministérielle. Je voudrais indiquer qu’afin de le faire, le Président devrait d’abord établir si le ministre de la Justice s’en est tenu à ses obligations légales.

Bien que le député de Winnipeg-Centre ait admis n’avoir aucune preuve que le ministre de la Justice a fourni délibérément, ou même implicitement, des renseignements inexacts à la Chambre, il a toutefois déclaré qu’il y a de sérieuses lacunes dans l’examen et le contrôle des projets de loi émanant du gouvernement par le ministre de la Justice, comme en témoignent les nombreuses contestations judiciaires soulevées à l’égard de textes législatifs qui seraient contraires à la Charte et à la Déclaration.

Le député a aussi affirmé que, même si les tribunaux ont été saisis de la question, la convention relative aux affaires en instance n’empêche pas la Chambre d’examiner la question de privilège, puisque celle-ci ne dépend en rien des conclusions du tribunal et que la tenue d’un débat sur cette question ne portera pas non plus atteinte au travail que le tribunal doit accomplir. Le député de Winnipeg-Centre a dit être conscient de la nécessité de soulever les questions de privilège à la première occasion et a assuré à la Chambre qu’il avait porté la question à son attention aussitôt après avoir achevé le travail préparatoire nécessaire en raison de la complexité de l’espèce.

Dans sa réponse, le ministre de la Justice a d’abord insisté sur le fait que la question n’avait pas été soulevée à la première occasion, précisant que la poursuite judiciaire a été amorcée le 14 décembre 2012, ce qui avait laissé au député de nombreuses occasions de soulever la question au cours des mois qui ont suivi — comme beaucoup d’autres députés l’ont fait en comité et à la Chambre. Deuxièmement, le ministre a fait valoir que la présidence n’a pas compétence pour trancher les questions de droit, qui sont du ressort exclusif des tribunaux. Troisièmement, il a indiqué que puisque les tribunaux ont été saisis de la question, la Chambre devrait, conformément à la convention relative aux affaires en instance, s’abstenir de débattre de la question tant que les tribunaux ne l’auront pas tranchée.

Le ministre de la Justice a aussi fait remarquer que le député de Winnipeg-Centre n’a fourni aucune preuve que la Chambre et les députés ont été entravés dans l’exercice de leurs fonctions. Il a déclaré catégoriquement, et je cite : « [...] le gouvernement n’a jamais présenté de mesure législative que je considère non conforme à la Charte canadienne des droits et libertés ou à la Déclaration canadienne des droits. »

Il a ensuite rappelé à la Chambre que le député de Winnipeg-Centre a admis n’avoir « aucune preuve » démontrant que le ministre avait délibérément fourni des renseignements inexacts à la Chambre au sujet des projets de loi d’initiative ministérielle.

La présidence a écouté attentivement les interventions des députés au sujet de l’affaire qui nous intéresse et je constate qu’il y a en l’espèce trois points clés : le moment choisi pour soulever la question de privilège, la convention relative aux affaires en instance et le rôle du Président quant aux questions de droit.

Pour ce qui est du moment choisi pour soulever la question de privilège, tant le député de Winnipeg-Centre que le leader de l’Opposition officielle à la Chambre ont expliqué que ce n’est qu’après avoir effectué de longues recherches préparatoires que le député a éprouvé la nécessité de soulever une question de privilège à cet égard.

En outre, j’ai jugé d’intérêt la déclaration de la députée de Gatineau, qui a fait remarquer que cette question de privilège n’avait été soulevée qu’après qu’on ait eu tenté, en vain, de faire examiner la question en comité.

Je pourrais tirer une conclusion différente si la question avait été directement liée à un incident donné survenu à la Chambre, mais, pour ce qui est de la question de privilège à l’étude, je suis satisfait des explications offertes et je ne conclurai pas à l’irrecevabilité de la question seulement en raison du moment choisi pour la soulever.

Il a également été avancé que la convention relative aux affaires en instance, à elle seule, empêchait que cette question de privilège soit examinée au moment présent.

Il est indiqué, à la page 627 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, et je cite :

L’interprétation de cette convention est laissée au Président, étant donné qu’il n’existe aucune « règle » pour empêcher le Parlement de discuter d’une affaire en instance, c’est-à-dire d’une affaire devant un juge ou un tribunal.

À titre de Président, je dois m’efforcer de trouver le juste équilibre entre le droit de la Chambre de débattre d’une question et les effets que ce débat pourrait avoir. Cela revêt une importance particulière étant donné que la convention relative aux affaires en instance vise justement à préserver les décisions judiciaires de toute influence indue. Bien qu’il soit mentionné, à la page 628 de l’ouvrage d’O’Brien et de Bosc, à propos d’une décision rendue le 22 mars 1983 par le Président Sauvé, que :

[...] la convention relative aux affaires en instance n’a jamais empêché la Chambre d’étudier une affaire en instance vue comme une question de privilège fondée de prime abord et considérée vitale pour le pays ou pour la bonne marche de la Chambre et ses députés.

Il est également question, à la page 100, d’un autre aspect de cette convention, trop important pour être négligé :

La convention du sub judice est importante dans la conduite des travaux de la Chambre. Elle protège les droits des parties à un procès devant les tribunaux et préserve et maintient la séparation et le respect mutuel entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. La convention concilie la liberté de parole avec la nécessaire existence d’un pouvoir judiciaire indépendant et impartial.

À proprement parler, dans le cas qui nous occupe, bien que la convention relative aux affaires en instance n’empêche pas la tenue d’un débat sur le sujet, il demeure que le cœur de la question de privilège se trouve encore à l’étude devant les tribunaux, qui n’ont pas encore rendu leur décision. Je crois que la Chambre devrait se montrer prudente si elle devait prendre des mesures pouvant donner lieu à une enquête qui, à de nombreux égards, dupliquerait la procédure judiciaire, d’autant plus que le ministre de la Justice et procureur général du Canada est déjà partie à l’instance et se trouverait au centre de tout examen que pourrait mener la Chambre sur la question.

Cependant, les arguments sur le moment choisi par le député de Winnipeg-Centre pour son intervention et la portée des restrictions que nous pourrions nous imposer en raison de la convention relative aux affaires en instance constituent des questions secondaires. À mon sens, l’élément central de la question de privilège à l’étude consiste à demander au Président de déterminer si le gouvernement s’est acquitté des obligations que lui impose la loi, énoncées à l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits et à l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice et dans leurs règlements. Le député de Mont-Royal a ramené cette question à son élément fondamental en affirmant, et je cite :

La question de privilège qui a été soulevée à la Chambre, à juste titre, vise à déterminer si le ministre a cherché à s’assurer, conformément à ses obligations légales, de la validité constitutionnelle de ses projets de loi.

C’est précisément la question que le député de Winnipeg-Centre m’a présentée pour examen lorsqu’il a soulevé la question de privilège.

Nombre de décisions rendues par mes prédécesseurs montrent clairement la pratique que la présidence doit suivre dans des cas comme celui en l’espèce. Dans une décision rendue le 9 avril 1991, qui se trouve aux pages 19233 et 19234 des Débats de la Chambre des communes, le Président Fraser a déclaré :

[...] la présidence n’a pas pour rôle d’interpréter les questions d’ordre constitutionnel ou juridique.

Le 19 juin 1978, le Président Jerome a rendu une décision, à la page 6525 des Débats de la Chambre des communes, dans laquelle il s’est penché sur une plainte reprochant au gouvernement de l’époque d’avoir agi illégalement. Il a affirmé :

Le député prétend également que le gouvernement a agi illégalement en haussant ainsi le tarif postal. Les députés se rendent compte que je dois trancher les questions de règlement et non les questions de droit, et il paraît, en outre, que les tribunaux sont actuellement saisis de la question. À mon avis, il appartient donc aux tribunaux de trancher la question, sans aucune intervention de la présidence.

En outre, on trouve des observations importantes à la page 261 de La procédure et les usages à la Chambre des communes, deuxième édition. Il y est écrit, et je cite :

[...] bien que les Présidents doivent prendre en compte la Constitution et les lois au moment de rédiger une décision, nombre d’entre eux ont expliqué qu’il n’appartient pas à la présidence de se prononcer sur la « constitutionnalité » ou la « légalité » des mesures dont la Chambre est saisie.

Dans une décision semblable rendue le 12 avril 2005, à la page 4953 des Débats, le Président Milliken a présenté l’éventail restreint des questions juridiques ou constitutionnelles sur lesquelles la présidence peut se prononcer.

Il avait alors déclaré, et je cite :

Ce que le Président peut décider, c’est si le libellé d’un projet de loi est conforme à une résolution antérieure de la Chambre, une motion des voies et moyens, par exemple, ou une recommandation royale dans le cas d’un projet de loi de finances. Au-delà de cela, le Président n’intervient pas sur la constitutionnalité ou la non-constitutionnalité des dispositions des projets de loi présentés à la Chambre.

Plus récemment, j’ai également été appelé à rendre des décisions sur des questions qui, en fait, relevaient de l’interprétation du droit. Le 24 octobre 2011, à la page 2405 des Débats, j’ai affirmé :

[...] il importe de faire une distinction [...] entre interpréter les dispositions d’une loi — ce qui ne relève pas de la compétence de la présidence — et veiller à ce que la Chambre emploie des procédures et des pratiques saines dans l’examen des mesures législatives —, ce qui, bien entendu, est le rôle de la présidence.

Étant donné les pouvoirs limités de la présidence en matière de questions de droit, et en me limitant strictement à ce qui relève de ma compétence, je ne peux me prononcer sur le caractère satisfaisant de l’approche adoptée par le gouvernement pour remplir les obligations que lui impose la loi. Par conséquent, j’estime que rien ne prouve qu’il a été porté atteinte aux privilèges du député de Winnipeg-Centre et je ne vois pas en quoi il pourrait y avoir outrage. En conséquence, je conclus qu’il n’y a pas, de prime abord, matière à question de privilège.

Je remercie les députés de leur attention.

Certains sites Web de tiers peuvent ne pas être compatibles avec les technologies d’assistance. Si vous avez besoin d’aide pour consulter les documents qu’ils contiennent, veuillez communiquer avec accessible@parl.gc.ca.

[1] Débats, 6 mars 2013, p. 14681–14687.

[2] Débats, 18 mars 2013, p. 14854–14862.