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INTRODUCTION


Depuis plusieurs années, il a été mis une sourdine au débat entourant la protection des droits à la vie privée des Canadiens. Certes, les experts en ont discuté au cours de conférences spécialisées, les éthiciens ont fait connaître leur point de vue aux organes consultatifs, les hauts fonctionnaires du gouvernement ont traité la question dans le cadre de leurs fonctions et dans leurs efforts pour respecter les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels, les commissaires à la protection de la vie privée provinciaux et fédéraux, ainsi que leur personnel, ont tenté d'alerter le public devant les menaces pesant actuellement sur la vie privée et de le sensibiliser à la nécessité de refondre des lois parfois vieilles de 15 ans. Mais, les législateurs et la population en général sont restés sourds à ces imprécations. Il est grand temps de définir publiquement la nature des droits à la vie privée des Canadiens.

C'est pourquoi le Comité a jugé bon de produire le présent rapport.

Tout a commencé en juin 1996, date à laquelle les membres du Comité permanent des droits de la personne et de la condition des personnes handicapées, s'interrogeant, comme beaucoup de Canadiens, sur les conséquences exercées par les nouvelles technologies sur la vie des citoyens, ont décidé d'étudier l'impact des nouvelles technologies sur la vie privée.

Nous avons fait appel à deux groupes d'éminents experts canadiens, qui nous ont exposé la situation et présenté l'incidence des technologies de l'information et des techniques biomédicales sur les droits de la personne. Nous avons trouvé leurs propos alarmants. Jerry Bickenbach, de l'Université Queen, n'est pas le seul à penser que la technologie en soi n'a rien d'extraordinaire, mais que ce qui est important et ce qui pose un problème, ce sont ses conséquences sur la société et sur l'éthique1. Anne Summers, ex-présidente du Comité d'éthique de l'Ontario Medical Association est d'avis que notre société n'est pas préparée à régler ces questions ni à prendre des décisions en la matière2. Tous les participants aux tables rondes considèrent que l'outil primordial grâce auquel la société pourra adopter des mesures éclairées est l'éducation3.

Les discussions d'un troisième groupe de spécialistes, portant sur la nature des modifications législatives, ont clairement révélé que la protection des droits de la personne accusait un retard très net par rapport aux pas de géant qu'effectuait la technologie. Mais comme l'a fait remarquer Bill Black, de la Faculté de droit de l'Université de Colombie-Britannique, la difficulté n'est pas d'élaborer de nouveaux principes, mais d'appliquer aux nouveaux domaines ceux qui existent déjà4.

Toutes les discussions en table ronde ont mis l'accent sur les menaces pesant sur la vie privée et sur le fait que les nouvelles technologies semblent empiéter sur les droits des individus, ce qui est très inquiétant. Bien évidemment, nous l'avons vu, la technologie revêt de nombreux avantages. Comme l'a fait remarquer Bruce Phillips, commissaire à la protection de la vie privée du Canada, les nouvelles technologies ont manifestement le pouvoir de guérir, mais également de réduire à l'esclavage. Voulons-nous transformer les charrues en épées ou le contraire5? Jusqu'à présent, la plupart des initiatives prises dans notre pays se sont limitées à garantir la protection des renseignements personnels recueillis par la fonction publique et le secteur privé. Et même dans ce domaine, nous avons été doublés par la technologie.

Nous pensons qu'il est grand temps de dépasser l'étroit territoire des renseignements personnels et d'explorer la question de la protection de la vie privée sous l'angle des droits de la personne et d'un point de vue social. Comme l'a indiqué Marcia Rioux, de l'Institut Roeher, c'est une question d'éthique, de valeurs, de normes et de principes, à laquelle il faut donner une portée nationale, provinciale et même internationale6. À titre de membres d'un comité parlementaire responsable des questions relatives aux droits de la personne, nous jugeons important d'aborder la question sous l'angle des droits de la personne, car nous sommes pleinement conscients de l'importance de bien poser les questions pour que soient parfaitement définis les enjeux, les possibilités et les solutions à adopter.

Nous avons passé les 10 derniers mois à explorer les différents aspects de la protection de la vie privée. Nous avons entamé nos travaux par des rencontres avec des experts du domaine de la défense de la vie privée et des droits de la personne, qui nous ont renseignés sur la situation actuelle et sur la nature de la problématique. Ils ont tous clairement affirmé que le droit à la vie privée constituait un droit humain fondamental et l'expression de la liberté personnelle. Par conséquent, sa violation ne peut être autorisée qu'en cas de nécessité indéniable. Or, tous l'ont par ailleurs également reconnu, le droit à la vie privée n'est pas un droit absolu. Certes, il s'agit d'un droit humain par essence, mais qu'il faut toujours évaluer à la lumière de l'équilibre précaire entre droits et intérêts divergents.

La question a pris, à nos yeux, un caractère d'extrême urgence quand nous avons constaté combien cet équilibre était menacé dans notre nouvelle société technologique. Nous avons constaté l'apparition de nouvelles possibilités de repérage des données, grâce aux nouvelles technologies, de nouveaux mécanismes de surveillance capables d'enregistrer des conversations à travers les murs et de filmer dans le noir et avons saisi quelles pourraient être les conséquences de l'exploration de la plus importante source de renseignements personnels : le génome humain. Il va sans dire que les nouvelles technologies offrent de précieux avantages, qu'elles sont efficaces et pratiques. Mais dans quelle mesure faut-il y sacrifier notre vie privée? Où se situe la frontière?

C'est ainsi que notre comité a jugé utile de prendre le pouls de la population, grâce à des consultations publiques organisées dans tout le pays, pour entendre le plus de voix possible. Nous avons sélectionné un échantillon représentatif du plus grand nombre possible de secteurs de la société. Nous avons entendu des représentants de commissions spécialisées dans la protection de la vie privée et des droits de la personne, des représentants de groupes de défense, de banques et d'entreprises, de compagnies d'assurance, de sociétés d'État, de regroupements de personnes handicapées, des éducateurs, des fonctionnaires fédéraux, des spécialistes de la santé, des représentants de syndicats, de cabinets d'avocats, de médias, d'organismes multiculturels, de corps policiers, d'entreprises spécialisées dans la technologie, les télécommunications et la câblodistribution, des représentants de la jeunesse. Nous leur avons demandé leur point de vue.

Bien que ces consultations ne constituent qu'un outil, elles nous ont beaucoup appris. Nous nous sommes éloignés du modèle traditionnel selon lequel les témoins présentent un mémoire et répondent à des questions. Nous avons plutôt choisi d'inviter les participants à des discussions informelles de petits groupes menées par des experts. Les membres du Comité permanent résumaient ensuite les conclusions à l'occasion de consultations publiques.

Afin de situer nos discussions dans un contexte social et personnel, nous avons soumis à nos participants des études de cas traitant des avantages et des inconvénients des nouvelles technologies7. Nous avons en l'occurrence traité de trois nouvelles technologies de pointe : la surveillance vidéo, le dépistage génétique et la carte à puce, car les citoyens auront bientôt à faire des choix importants en ces domaines.

Tous les participants, membres du Comité compris, ont pris part à des discussions libres, qui ont permis l'instauration d'un climat dynamique favorisant le débat et l'expression des différentes opinions. Le plus grand avantage de l'exercice a été de permettre aux citoyens de participer à des débats éclairés sur d'importantes questions politiques ayant un impact sur le public. À l'issue des consultations, les membres du Comité ont eu le sentiment d'avoir rempli leur mission d'éducateurs; ils souhaitent que cette satisfaction soit partagée par tous les participants. Les Canadiens présents n'ont pas hésité à exprimer leurs valeurs, leurs priorités et leurs dilemmes. Ils ont posé un certain nombre de questions essentielles et tenté d'y apporter des éléments de réponse : «Le droit à la vie privée est-il important pour les Canadiens? Jugent-ils que ce droit est menacé? Jusqu'où peut-on aller en matière de violation de la vie privée en contrepartie des avantages que présentent les nouvelles - et anciennes - technologies? Bref, les Canadiens considèrent-ils que le droit à la vie privée constitue un droit inaliénable ou un luxe pouvant être sacrifié aux avantages économiques et sociaux?»

Malheureusement, notre rapport donne une idée bien mince de l'obligeance et de l'éloquence dont ont fait preuve nos participants, mais sa matière est faite du dialogue que nous avons eu avec eux, et c'est également ce dialogue qui sous-tend nos conclusions. C'est grâce à tous les intervenants que nous avons pu formuler le cadre éthique et législatif dont le Canada aura besoin pour naviguer à l'aise à l'ère de la technologie, dans le respect de nos valeurs les plus profondes.


1
Comité permanent des droits de la personne et de la condition des personnes handicapées, Témoignages, séance no 13, p. 24-25 (les références aux témoignages, seront dans le reste du document, signalées de la façon suivante : Témoignages, 13:24-25)

2
Témoignages, 13:24

3
13:27

4
Témoignages, 24:12

5
24:15

6
24:20

7
Les trois études de cas, ainsi que les informations les concernant, sont données à l'annexe I.


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