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TÉMOIGNAGES

[Enregistrement électronique]

Le jeudi 14 décembre 1995

.0907

[Traduction]

Le président: Je déclare la séance ouverte.

Puis-je demander à M. Ihonvbere de venir s'asseoir à la table avec nos collègues.

Au nom du comité, j'aimerais vous remercier tous d'être venus ce matin. Je pense que vous savez à quel point le comité s'intéresse au sujet de cette séance.

Comme les membres du comité m'en avaient chargé, j'ai écrit une lettre pour exprimer notre soutien à M. Saro-Wiwa, et la nouvelle de sa mort nous a bouleversés. Comme bien d'autres membres de la communauté internationale, il ne nous reste plus qu'à espérer que notre intervention aura des retombées positives sur la situation.

Nous avons appris ce qui se passait là-bas alors que nous étions en train d'examiner le rôle des pays du Commonwealth. Nous avons le sentiment qu'il faut s'interroger sur ce que le Canada peut faire de positif, aussi bien pour la population du Nigéria que dans le plus large contexte de la communauté africaine qui est fort préoccupée par la défense des droits de la personne et l'instauration de la démocratie en Afrique.

Nous sommes très heureux d'accueillir parmi nous ce matin l'hon. Christine Stewart. Elle est accompagnée de Michael Kergin et de Claude Laverdure qui représentent le ministère.

Nous avons également le plaisir de recevoir l'hon. Flora MacDonald. En plus de ses nombreuses autres attributions, Mme MacDonald a fait partie de la délégation chargée d'une mission d'enquête au Nigéria par le Commonwealth.

Nous sommes également très heureux d'avoir parmi nous l'hon. Edward Broadbent, président du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique.

Se joint aussi à nous M. Julius Ihonvbere de l'Université du Texas, qui vit dans cet État, mais est originaire du Nigéria.

Merci beaucoup d'être venu du Texas pour participer à cette séance, monsieur.

Malheureusement, M. Kim Nossal est bloqué quelque part par une tempête de neige, ce qui est typique avec le climat que nous avons dans ce pays.

Je me permets de suggérer que nous procédions de la façon suivante: Mme la ministre doit nous quitter à 10 h et, si vous n'y voyez pas d'inconvénients, mes chers collègues, je pense qu'il serait bon qu'elle puisse écouter ce qu'ont à dire nos autres invités. Peut-être pourrions-nous donc demander à chacun d'entre eux de faire une déclaration préliminaire de 10 minutes, ce qui nous laissera un peu de temps pour poser des questions à Madame la ministre. Ensuite, elle sera libre de partir et nous continuerons en posant des questions à nos autres invités.

Seriez-vous assez aimable pour commencer, madame la ministre?

.0910

L'hon. Christine Stewart (secrétaire d'État (Amérique latine et Afrique)): Merci beaucoup, monsieur le président.

Chers collègues, mesdames et messieurs, je suis heureuse d'être ici ce matin et de constater que vous penchez sur la situation au Nigéria, qui, selon moi, met en danger la stabilité de gouvernements démocratiques encore fragiles à travers le monde, mais plus particulièrement en Afrique.

Non seulement d'autres démocraties peuvent être influencées par ce qui se passe dans ce pays, mais la détérioration de la situation au Nigéria pourrait entraîner des bouleversements dans le pays même, et à travers toute l'Afrique occidentale.

J'ai un mémoire rédigé dans les deux langues officielles dont je vous laisserai copie. Je ne veux pas le lire, mais je vous le transmets pour information, comme toile de fond à mon intervention qui a pour objet de vous exposer, de façon générale, quelle est la position du gouvernement fédéral vis-à-vis le Nigéria et quelles sont les initiatives que nous avons prises.

En 1993, il y a eu, au Nigéria, des élections démocratiques dont le Canada a suivi le déroulement par l'intermédiaire des observateurs que nous avions envoyés dans ce pays. La situation nous est apparue très préoccupante lorsque, peu de temps après les élections, les résultats ont été annulés et Abiola, l'homme qui les avait remportées, a été mis en prison où il croupit encore aujourd'hui. De fait, je pense qu'il est maintenant assigné à résidence; bref, les spécialistes qui m'accompagnent pourront vous donner plus de détails à ce sujet.

De notre point de vue, la situation a continué à se détériorer régulièrement, mais en 1993, en réaction à l'arrestation d'Abiola, le gouvernement canadien a rappelé son haut commissaire au Nigéria. Nous avons réduit nos exportations d'armes vers ce pays, nous avons cessé d'avoir des contacts de haut niveau avec le Nigéria et nous avons pris des dispositions pour limiter le nombre de visas accordés aux militaires qui avaient pris le pouvoir. Cette dernière disposition a eu un effet particulièrement notable lors des Jeux du Commonwealth, étant donné que plusieurs généraux nigérians souhaitaient y assister, mais n'ont pu obtenir de visa de notre gouvernement.

À la suite de cela, le premier ministre, M. Chrétien, s'est entretenu avec le secrétaire-général du Commonwealth, le chef Anyaoku, du rôle que pouvait jouer le Commonwealth dans le développement et la promotion de la démocratie. Les chefs de gouvernement du Commonwealth, réunis en 1991 au Zimbabwe, ont publié la déclaration de Harare qui soulignait tout particulièrement l'importance accordée par le Commonwealth au respect des principes démocratiques. Cela ne signifiait pas nécessairement que tous ces principes étaient appliqués par les pays membres du Commonwealth - ils sont au nombre de 53 - mais la déclaration avait pour objet de signaler que c'était les idéaux que le Commonwealth s'efforçait de faire valoir.

Toutefois, cette déclaration, qui a suivi un grand nombre d'initiatives visant l'instauration de la démocratie en Afrique du Sud et l'organisation d'élections libres et justes dans ce pays, est restée sans grands effets. Même si l'on a pu constater, en Afrique, par exemple, l'émergence de nouvelles démocraties qui restaient cependant fragiles, la situation s'est détériorée dans certains pays, comme au Nigéria.

Le gouvernement canadien a jugé très important d'essayer de prendre des mesures concrètes suite à la déclaration de Harare. Le premier ministre a donc décidé d'en parler au secrétaire-général, qui s'est déclaré en faveur d'une telle initiative.

Sur le plan diplomatique, au cours de l'année qui a précédé la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth à Auckland, en Nouvelle-Zélande, le Canada, avec l'appui du secrétaire-général, a joué un rôle de premier plan, en intervenant discrètement auprès des pays membres du Commonwealth pour qu'ils acceptent que ce sujet ait une place de choix sur l'ordre du jour de la réunion d'Auckland.

Je suis personnellement intervenue auprès des pays membres du Commonwealth dans les Antilles et en Afrique australe, ainsi qu'auprès du Ghana. Ces démarches ont été fort intéressantes.

.0915

Lorsque j'ai parlé aux membres du Commonwealth de la région de l'Afrique australe, j'ai découvert qu'ils tenaient avant tout à ce que le général Abacha assiste à la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth et, par conséquent, à ce que nous évitions de critiquer ouvertement le Nigéria. Si des critiques ouvertes étaient formulées, particulièrement par le Canada, le général Abacha n'assisterait pas à la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth; toutefois, la plupart de ceux auprès de qui je suis intervenue reconnaissaient que le général ne viendrait probablement pas, de toute façon, mais qu'il était possible, au moins, que le ministre des Affaires étrangères soit présent.

À Auckland, il y a eu, parmi les gens que j'avais rencontrés, un revirement d'opinion spectaculaire lorsque nous avons eu confirmation de la condamnation prononcée par le gouvernement nigérian contre Ken Saro-Wiwa et les huit autres personnes accusées d'avoir prétendument fomenté un complot au Nigéria. Ken Wiwa, le fils de Ken Saro-Wiwa, assistait à la conférence du Commonwealth. Je l'avais rencontré à Ottawa quelques mois plus tôt, et notre premier ministre l'a reçu à Auckland.

Dans les circonstances, comme vous le savez, notre premier ministre n'a pas caché ses sentiments sur la situation au Nigéria dans sa déclaration liminaire. La déclaration du premier ministre, ainsi que l'exécution de la sentence prononcée contre Ken Saro-Wiwa et ses huit coaccusés, ont, sans aucun doute, poussé les pays d'Afrique australe membres du Commonwealth à adopter envers le Nigéria une toute autre attitude.

Comme vous le savez, le président de la République d'Afrique du Sud, M. Mandela, a été le premier à formuler ouvertement des critiques. Le Président du Zimbabwe s'est montré tout aussi ferme au cours de ces rencontres très informelles qui sont organisées en marge des réunions des pays du Commonwealth et qui permettent aux chefs de gouvernement d'avoir des échanges très directs. En conséquence, comme vous le savez, les pays du Commonwealth ont décidé que le Nigéria ferait l'objet d'une suspension de deux ans et s'exposerait à l'expulsion, si ses progrès vers la démocratie sont jugés insuffisants.

Il y a quelques semaines, notre premier ministre a assisté à un Sommet de la francophonie dont les résultats méritent également d'être mentionnés. Il a été beaucoup plus difficile d'amener les pays d'Afrique occidentale à accepter de dire quoi que ce soit à propos du Nigéria, et même à reconnaître que la situation dans ce pays est problématique.

Il est important de comprendre pourquoi les pays d'Afrique occidentale sont dans une position délicate vis-à-vis le Nigéria. Leur propre prospérité dépend de l'économie nigériane et par ailleurs, le Nigéria est un pays qui compte près de 100 millions d'habitants. Tous ces pays ont des frontières communes avec le Nigéria et ils savent qu'en cas de troubles dans ce pays, ils vont être envahis par des réfugiés. Leur sentiment est qu'il s'agit là d'une réelle possibilité. Le problème, c'est que cela peut arriver, de toute façon. Toutefois, ces pays se sont montrés très réticents à faire quelque déclaration que ce soit, sinon à encourager le Nigéria à reprendre sa place au sein du Commonwealth ou, au moins, à agir de façon plus démocratique.

La semaine prochaine, je vais participer à la réunion d'un comité de ministres des Affaires étrangères des pays du Commonwealth qui se tiendra à Londres, en Angleterre - il s'agit d'un nouveau comité établi par le Commonwealth - et il sera notamment question de la situation au Nigéria. Les pays membres du Commonwealth représentés au sein de ce comité ont jugé important de se réunir aussi rapidement que possible pour maintenir la dynamique née des événements au Nigéria.

Nous avons rappelé notre chargé d'affaires, notre haut commissaire par intérim, suite à l'exécution de Ken Saro-Wiwa et de ses huit coaccusés. Il est retourné depuis au Nigéria avec la mission expresse de soutenir l'action des représentants du corps social et des groupes qui, dans ce pays, cherchent à promouvoir la démocratie, la primauté du droit, etc. Le Canada a créé un fonds afin de soutenir ces activités aussi bien au Nigéria qu'en Sierra Leone et en Gambie, les autres pays de la région où l'on trouve des gouvernements militaires.

.0920

Il ne serait pas possible d'appuyer ainsi les représentants du corps social au Nigéria si notre haut commissaire par intérim n'était pas sur place. C'est la raison de sa présence.

Monsieur le président, je pense que je vais m'arrêter là. Le point de vue des autres spécialistes réunis autour de cette table m'intéresse énormément. Je serais ensuite très heureuse de répondre à vos questions.

Le président: Merci, madame la ministre.

La parole est à Mme MacDonald.

L'hon. Flora MacDonald (présentation à titre personnel): Merci, monsieur le président.

Mesdames et messieurs, je suis heureuse de me retrouver ici dans une position quelque peu différente de celle que j'occupais précédemment.

Plus particulièrement, je suis heureuse de participer à cette réunion spéciale du comité consacrée à la situation au Nigéria. Il y a deux raisons à cela.

Tout d'abord, il y a l'intérêt que je continue à porter aux pays du Commonwealth parmi lesquels le Nigéria a toujours joué un rôle de premier plan. D'autre part, il y a le fait que j'ai dirigé une mission spéciale l'été dernier, ce dont je veux vous parler ce matin.

En juillet dernier, suite à l'invitation que des groupes nigérians oeuvrant en faveur de la démocratie et du respect des droits de la personne nous avaient pressés d'accepter, l'Initiative du Commonwealth en matière de droits de la personne a envoyé trois représentants en mission d'enquête au Nigéria.

L'Initiative du Commonwealth en matière de droits de la personne est un ONG établi en 1989. Cet organisme a mis sur pied des séminaires, des conférences et des enquêtes portant sur divers aspects du respect des droits de la personne au sein du Commonwealth. Mais il est également chargé de préparer la réunion biennale des chefs de gouvernement où l'on examine, de façon générale, la situation dans les pays du Commonwealth en ce qui concerne le respect des droits de la personne. Suite à l'invitation pressante de ces groupes nigérians, l'organisme a décidé d'envoyer une mission dans ce pays.

Cette mission avait quatre objectifs. Tout d'abord, nous étions chargés de faire enquête sur le sort réservé à ceux et celles qui revendiquent et qui défendent les droits de la personne. Deuxièmement, nous devions considérer la situation qui règne au Nigéria en tenant compte du fait que ce pays est depuis longtemps membre du Commonwealth et a soutenu la déclaration de Harare. Troisièmement, nous devions évaluer les perspectives d'avenir de la démocratie, du respect des droits de la personne et de la primauté du droit. Quatrièmement, nous étions chargés de faire à l'Initiative du Commonwealth en matière de droits de la personne des recommandations portant sur les mesures qui pourraient être prises, au sein du Commonwealth, pour favoriser une meilleure reconnaissance des droits de la personne au Nigéria.

Permettez-moi de vous dire que ce ne fut pas une mission facile. Je ne pense pas que nous aurions pu nous en tirer aussi bien sans le soutien important du gouvernement canadien, notamment du ministère des Affaires étrangères - et je suis heureuse de voir ici ce matin Dan George qui nous a beaucoup aidés - ni sans la contribution financière de l'ACDI. Cet organisme n'a pas été le seul à nous soutenir financièrement, mais son aide a été très précieuse. Sur place, nous avons pu également compter sur le soutien quotidien de notre haut commissaire par intérim au Nigéria, Gerry Ohlsen, qui a fait tout ce qu'il a pu pour aider notre délégation à se décharger de sa mission.

Cette délégation était composée de M. Enoch Dumbutshena, ancien juge en chef du Zimbabwe; de M. Neville Linton, un haut fonctionnaire depuis longtemps aux services du Secrétariat pour les pays du Commonwealth, et moi-même.

La délégation a publié son rapport en septembre et il a été distribué à tous les chefs de gouvernement du Commonwealth, avant la réunion qui s'est tenue en novembre à Auckland, en Nouvelle-Zélande. J'ai ici une copie de ce rapport. Malheureusement, je n'ai pas assez d'exemplaires pour tout le monde, mais je serais heureuse de vous laisser celui-ci, monsieur le président, pour que vous puissiez faire distribuer ce document aux membres du comité.

Le président: Excusez-moi de vous interrompre, madame MacDonald, mais notre personnel, toujours aussi efficace, vous a devancée et a distribué une copie du rapport, dans les deux langues officielles, à tous les membres du comité.

Mme MacDonald: Fantastique.

Dans ce cas, les députés savent que le rapport contient 12 recommandations, formulées dans le but que des pressions soient exercées sur le gouvernement du Nigéria pour qu'il libère immédiatement les prisonniers politiques ou qu'il les fasse mettre en accusation et juger par un tribunal indépendant et non militaire. Nous avons également recommandé un train complet de sanctions commerciales et financières, parallèlement à des initiatives destinées à aider le Nigéria à instaurer un gouvernement démocratique, notamment en consolidant le corps social. Je suis heureuse d'entendre les ministres parler des mesures qui sont prises pour appuyer cet objectif.

.0925

J'ai dirigé la mission envoyée au Nigéria. Pendant presque trois semaines, nous avons voyagé dans tout le pays et nous avons rencontré des représentants du gouvernement, de groupes oeuvrant en faveur des droits de la personne et de la démocratie, de syndicats, d'églises, du corps judiciaire, d'organismes regroupant des femmes et des médias, ainsi que des particuliers que la situation préoccupe. Nous sommes allés de Lagos à Abuja, au nord, jusqu'à Kano et à Kaduna, au sud, jusqu'à Port Harcourt, et nous avons également visité la région d'Ogoniland.

Étant donné qu'au Nigéria se sont succédés divers régimes militaires tyranniques, que les élections générales de 1993 ont été annulées, que le chef Moshood Abiola - l'homme qui, selon toute apparence, a remporté les élections - a été emprisonné, que l'on a incarcéré et fait juger par un tribunal militaire des Nigérians éminents, notamment l'ancien président Obasanjo, et que l'on bafoue continuellement dans ce pays les droits de la personne, nous n'avons pas été surpris d'entendre les gens nous répéter: le Nigéria va droit à la catastrophe; la dérive s'accélère; il faut que vous interveniez maintenant pour empêcher qu'il se passe ici la même chose qu'au Rwanda; le Nigéria n'a peut-être plus que deux ans devant lui pour échapper au désastre.

Bien que les violations des droits de la personne au Nigéria aient été documentées et que nous ayons été au courant avant de nous rendre au Nigéria, nous avons néanmoins été atterrés de constater dans quelle mesure l'infrastructure nécessaire au fonctionnement des programmes légaux, sociaux et économiques du pays s'était détériorée. Les services sociaux, l'éducation, les programmes sanitaires et environnementaux s'étaient dégradés substantiellement. Le Nigéria, le pays le plus peuplé et le plus riche d'Afrique, dont les revenus pétroliers s'élèvent à 40 millions de dollars par jour, paraît incapable d'assurer les services les plus élémentaires. C'est ce que nous avons constaté pendant notre séjour au Nigéria en juillet. C'était l'évidence même.

Il y a quelques jours, Larry Diamond, premier chercheur de la Hoover Institution de l'Université Stanford, s'est adressé au comité permanent des Affaires étrangères des États-Unis. Il s'est exprimé de la façon suivante, et je tiens à le citer car il s'agit d'un texte qu'il a rédigé il y a seulement quelques jours:

M. Diamond a conclu son exposé de la façon suivante:

.0930

Larry Diamond écrit depuis quinze ans sur la situation politique au Nigéria. J'ai longuement cité son témoignage car il met l'accent sur l'urgence de la situation ce qui, malheureusement, n'est pas de nos jours un point de vue très répandu dans milieux internationaux. Nous avons également ressenti ce sentiment d'urgence et de danger imminent quand nous nous trouvions au Nigéria, et cela n'a fait que se confirmer dans les semaines et les mois qui se sont écoulés depuis notre retour.

Quelques jours après que notre groupe eût quitté le Nigéria, notre collègue et associé, l'homme qui nous a aidés à organiser un grand nombre de nos rencontres au Nigéria, M. Beko Ransome-Kuti, qui dirige la Campagne pour la démocratie au Nigéria et qui est un membre de longue date de l'Initiative du Commonwealth en matière de droits de la personne, a été arrêté par la police militaire, jugé par un tribunal militaire pour acte criminel et condamné à 15 ans de prison. Il est actuellement enchaîné dans une prison du nord du Nigéria, et sa famille n'est pas autorisée à communiquer avec lui.

Quand je parle des atrocités perpétrées en permanence au Nigéria, je me demande ce qu'on peut véritablement y faire. J'espère qu'à la réunion à laquelle participera Madame la ministre à Londres, il sera possible d'avancer des projets définitifs et d'étudier en détail les recommandations de notre comité aux pays du Commonwealth. J'espère que l'on pourra aller au-delà du Commonwealth et intéresser d'autres pays, y compris certains pays nordiques et des pays d'Afrique qui ne sont pas membres du Commonwealth, à la formation d'un groupe plus large de pays qui appuierait des sanctions sélectives et exercerait des pressions sur le Nigéria.

Selon moi, l'un des moyens les plus efficaces d'y parvenir - on l'a constaté dans le cas de l'Afrique du Sud - est d'envisager un boycottage sportif. Rien n'aurait un impact aussi fort sur la population nigériane et, par ricochet, sur le gouvernement, que d'interdire au Nigéria de participer à la Coupe du monde ou aux Jeux olympiques. On pourrait, je pense, lancer conjointement plusieurs initiatives de ce type pour exercer des pressions sur le gouvernement nigérian afin qu'il abandonne sa ligne de conduite actuelle, non pas dans trois ans comme Abacha le laisse entendre, mais dès que possible - au début de 1996.

Le président: Je vous remercie, madame MacDonald.

Monsieur Broadbent.

L'hon. Edward Broadbent (président, Centre international des droits de la personne et du développement démocratique): Monsieur le président, j'aimerais pour débuter citer quelques mots de Ken Saro-Wiwa qui écrivait:

Nous le savons tous, il n'écrira plus jamais ce genre de poésie.

[Français]

Honorables députés, mesdames et messieurs, je suis heureux que le Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international ait organisé cette réunion.

En effet, le Canada doit profiter de l'ampleur croissante du mouvement international pour prendre des mesures constructives à l'égard du Nigeria. Bien que le Nigeria ne soit pas l'un des pays d'Afrique sur lesquels le Centre international concentre ses travaux et puisse, par conséquent, parler avec une certaine autorité, les atrocités commises par le gouvernement de ce pays nous forcent tous à faire entendre notre voix.

.0935

[Traduction]

J'ajouterais simplement, pour confirmer ce qu'ont déclaré Mme la ministre et Flora MacDonald, que notre centre a envoyé récemment au Nigéria l'hon. Walter MacLean, un ancien ministre du Canada. Il est revenu la semaine dernière avec un rapport qui confirme exactement ce que déclarait Flora MacDonald quand elle citait Larry Diamond. Le pays traverse une crise exceptionnelle et si l'on en croit des personnes fiables, il risque d'imploser à tout moment.

Je vais vous donner un exemple de la barbarie de ce régime: l'année dernière, notre centre a décerné le Prix international pour la liberté à la Campagne pour la démocratie au Nigéria. Or, aujourd'hui, comme Flora vient de le dire, le président de ce mouvement, M. Beko Ransome-Kuti, un homme pacifique, un homme innocent, vient, après un simulacre de procès, d'être condamné à15 ans de prison.

L'attention du monde entier s'est tournée vers le Nigéria depuis l'exécution de Ken Saro-Wiwa et de huit autres innocentes victimes. Non seulement le régime militaire s'est emparé du pouvoir, il y a deux ans, pour briser la volonté démocratique des Nigérians et jeter en prison l'homme qu'ils avaient élu, mais il a depuis battu en brèche toute tentative d'opposition et tout appel au changement, en faisant régner la terreur, en bafouant son propre système judiciaire, en bâillonnant la presse et en tuant ses opposants. Des preuves à l'appui de tout cela ont récemment été recueillies, et je recommande aux membres du comité de lire le rapport de Flora MacDonald sur la mission de l'Initiative du Commonwealth en matière de droits de la personne.

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, j'aimerais aujourd'hui vous parler surtout des mesures que les gouvernements démocratiques devraient prendre pour essayer d'amorcer un rétablissement pacifique de la démocratie au Nigéria. Je veux ensuite consacrer quelques minutes à l'intervention possible du secteur privé dont le rôle, à la lumière des activités controversées de Shell au Nigéria, préoccupe grandement la communauté internationale.

Le Canada a déjà pris de nombreuses mesures utiles à l'égard du Nigéria. Il a notamment refusé d'accorder des visas à des hauts gradés du régime militaire et à des ministres, tout en accueillant des membres de l'opposition démocratique. Il a aussi réduit ses relations diplomatiques avec ce pays, cessé d'y exporter du matériel militaire et s'est élevé contre les violations des droits de la personne commises par le gouvernement du Nigéria.

Sur le plan multilatéral, la déclaration du Commonwealth s'est avérée un premier pas utile, mais sans plus. Je compte sur la prochaine réunion dont a parlé Mme la ministre, celle qui doit avoir lieu à Londres en espérant qu'il en sortira quelque chose de concret.

Le Nigéria s'est vu interdire la participation aux activités du Commonwealth et en sera exclu dans deux ans si la situation ne s'améliore pas. Mais deux ans, c'est encore trop long. Le général Abacha a déjà eu deux ans pour s'amender depuis qu'il a annulé les élections les plus démocratiques de toute l'histoire du Nigéria. Il a fait taire, sous la terreur, quiconque osait critiquer son régime. Nous devrions concevoir, avec d'autres pays conscients de la nécessité d'isoler le Nigéria, un train de mesures à appliquer si la situation ne change pas rapidement. Nous devons, bien entendu, envisager toutes les possibilités, qu'il s'agisse de refuser d'accorder des visas, d'interdire la participation à des événements sportifs ou culturels ou de geler les biens des dirigeants.

À mon sens, il faut prendre une mesure encore plus forte. Ce qu'il faut, c'est imposer un embargo pétrolier total, dans un délai précis, disons, trois mois. Les assassins au pouvoir au Nigéria doivent comprendre que le monde entier les regarde et qu'il est prêt à le priver de ses ressources pétrolières lucratives s'ils ne libèrent pas les prisonniers politiques en leur garantissant, à eux et aux autres, un procès civil équitable, et s'ils n'amorcent pas un dialogue sérieux et ouvert avec l'opposition en vue du rétablissement pacifique de la démocratie.

En acceptant, l'année dernière, à Montréal, le Prix international pour la liberté, au nom de la Campagne pour la démocratie, Femi Falana a dit son étonnement devant le «curieux silence» de la communauté internationale sur la situation au Nigéria, et a qualifié d'hypocrite l'attitude des pays occidentaux. Il faisait allusion principalement au pétrole. Ce silence est maintenant brisé, mais il est temps de passer aux actes. Il y a quelques années, nous avons, avec d'autres pays, imposé des sanctions à l'Afrique du Sud. Or, voilà que l'éminent président de la République d'Afrique du Sud lui-même, Nelson Mandela, réclame des mesures semblables à l'endroit du Nigéria.

.0940

L'Union européenne a déjà imposé un embargo sur les armes, et six pays (l'Allemagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suède, la Norvège et le Danemark) sont en faveur d'un embargo pétrolier. Nous devrions les imiter. L'année dernière, nous avons importé pour 634 millions de dollars de pétrole nigérian. Le temps est venu d'indiquer au Nigéria que nous achèterons désormais notre pétrole ailleurs. Mais il faut surtout convaincre le plus gros acheteur de pétrole nigérian, les États-Unis, d'emboîter le pas.

En effet, l'expérience haïtienne nous a appris que, lorsque la démocratie est ainsi foulée aux pieds et remplacée par un régime de terreur, l'embargo n'est efficace que s'il est respecté par tous. En Haïti, certains ont trop tardé à suivre le mouvement et il a fallu intervenir militairement. Cherchons donc des moyens d'exercer notre pouvoir économique, avant de devoir recourir à la force militaire.

Ensemble, l'Union européenne et les États-Unis importent 80 p. 100 du pétrole nigérian, ressource dont le régime tire environ 95 p. 100 de ses recettes de sources étrangères. Un embargo solide sur ce seul produit - après avoir donné, je le répète, un préavis de trois mois aux dirigeants pour s'acheter une conduite - pourrait, selon moi, être efficace. Il faut montrer à ce dictateur militaire qu'il ne peut tuer impunément.

On reproche souvent aux sanctions leur sévérité, mais il faut admettre que la diplomatie courtoise n'a pas eu, ces dernières années, les résultats escomptés. Tout le monde sait que le général a fait un pied de nez au Commonwealth en assassinant des gens au moment même où se réunissaient les pays du Commonwealth. Les mots ne suffisent tout simplement plus. Les sanctions économiques devraient être réservées aux situations exceptionnelles, et la situation nigériane en est une, de toute évidence.

La publicité entourant les activités de Shell au Nigéria, en particulier celles qui lient cette société à l'exécution de neuf environnementalistes ogonis, a souligné l'utilité de discussions sur la conduite morale des entreprises et leur responsabilité dans l'économie mondiale.

Dans une déclaration faite à la suite de l'exécution de Ken Saro-Wiwa et de ses huit coaccusés, la direction de Shell a indiqué qu'une entreprise commerciale comme elle ne pouvait et ne devait jamais s'immiscer dans les procédures judiciaires d'un État souverain. Cette déclaration est non seulement trompeuse, elle est immorale. En effet, Shell a-t-elle hésité à participer à des discussions publiques et privées au Nigéria sur la politique fiscale, les lois du travail, l'environnement, les droits de la personne et sur une foule d'autres questions qui présentaient pour elle, un intérêt personnel?

De fait, Shell a eu recours aux forces militaires nigérianes, dont elle a loué les véhicules, pour faire une incursion dans le village de Korokoro en octobre 1993, un raid au cours duquel un jeune garçon de 17 ans a été tué d'une balle dans la nuque et un homme de 74 ans a été grièvement blessé.

Si, par le passé, Shell a déjà contribué au problème - et c'est un fait - il est temps qu'elle contribue à la solution. Shell produit la moitié du pétrole nigérian. Après avoir, pendant des années, fermé les yeux sur la violence et la fraude qui sévit dans ce pays, elle doit maintenant user de son influence pour mettre un terme aux exécutions sommaires et à la violation de tous les principes de la primauté du droit. Si le président de Shell parle haut et fort, ne pensez-vous pas que le général Abacha l'écoutera? Quand donc Shell et les autres sociétés pétrolières se décideront-elles à parler? Seul un intérêt personnel hypocrite peut amener à dire qu'on ne devrait chercher à influencer les gouvernements que lorsque des profits, mais non des vies humaines, sont en jeu.

Toutes les entreprises multinationales doivent traiter avec divers gouvernements, certains démocratiques, d'autres, non. Beaucoup, comme Shell, exercent une énorme influence sur des gouvernements qui ont grandement besoin de leurs services. Elles n'hésitent pas à donner des conseils lorsqu'il est question de libéraliser les investissements étrangers ou le commerce; de fait, de nombreuses organisations commerciales internationales se spécialisent dans ce genre de conseils. Quand il est question de droits de la personne, par contre, les entreprises ont tôt fait de brandir l'argument de la non-ingérence.

Les affaires sont les affaires, soit. Mais elles ne doivent pas se faire au prix de vies humaines et de la dignité humaine. Les gens d'affaires ont, comme tous les autres citoyens, des droits, mais aussi des obligations. Il est temps, me semble-t-il, d'exercer ces responsabilités au Nigéria. Il est temps que les gouvernements démocratiques - et, espérons le, ceux qui assisteront à la réunion du Commonwealth à Londres - disent à Shell ce qu'ils attendent de cette entreprise.

.0945

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, à la fin de la Guerre froide, les gouvernements démocratiques ont promis de protéger les marchés et la démocratie. Ils ont tenu promesse en un sens, mais dans le premier cas seulement, tous les gouvernements s'étant engagés à favoriser l'économie de marché. Le Nigéria illustre de façon tragique ce qu'il advient, quand le souci moral de faire respecter les droits humains et le souci commercial de réaliser des profits ne vont pas de pair. Je terminerais par cette phrase célèbre prononcée à une autre époque et dans un contexte différent: le capitalisme à visage humain exige de la moralité tout autant que des profits, autrement c'est une contradiction criante. Merci.

Le président: Merci, monsieur Broadbent.

La parole est maintenant à M. Ihonvbere. Encore merci d'être venu du Texas. Vous allez, si ça ne vous dérange pas, jouer en quelque sorte le rôle de «l'homme balai».

M. Julius Ihonvbere (professeur, Département des études gouvernementales, Université du Texas): J'ai préparé un court mémoire que j'ai déposé. Toutefois, je me contenterai de le commenter.

Le président: Merci. C'est parfait, car nous aurons ainsi un peu de temps pour poser des questions à Mme la ministre avant qu'elle s'en aille.

M. Ihonvbere: J'aimerais commencer par vous remercier tous de l'intérêt que vous portez aux problèmes du Nigéria. Je m'adresse à vous en tant que Nigérian, mais aussi parce que je suis très concerné par la lutte pour la démocratie au Nigéria. Je suis actuellement président de l'Organisation des Nigérians d'Amérique et l'un des coordonnateurs du Réseau mondial des organisations nigérianes, qui rassemble des organisations populaires en Europe et aux États-Unis.

Je voudrais insister à nouveau sur certains des commentaires qui viennent d'être faits, car peut-être que s'ils sortent de la bouche d'un Nigérian, ils seront pris un peu plus sérieusement.

Si l'on ne prend pas immédiatement des mesures très sérieuses et très fermes, votre comité se réunira à nouveau très rapidement, non pas pour discuter de la démocratie au Nigéria, mais pour décider comment faire face aux massacres dans ce pays et à l'afflux de réfugiés qui parviendront, d'une façon ou d'une autre, jusqu'ici, et pour discuter de problèmes qui, par comparaison, vous feront penser que ceux de la Somalie et du Libéria n'étaient que jeux d'enfants.

Je vous rappelle qu'un groupe ethnique au Nigéria dispose d'une puissance dix fois supérieure à celle des présumés seigneurs de la guerre somaliens, que ce soit sur le plan de la détermination ou de la capacité de causer une dévastation inimaginable. J'ajouterais qu'Abacha n'a aucun plan stratégique quelconque. On n'a pas du tout parlé des caractéristiques psychiques d'Abacha en tant que leader, ni de ceux qui collaborent avec lui. On a affaire, en l'occurrence à quelqu'un par rapport à qui Saddam Hussein est un petit garçon et un amateur; témoins la brutalité et le mépris complet dont il fait preuve non seulement envers la volonté populaire, mais également vis-à-vis la raison.

On ne trouvera nulle part trace d'une seule déclaration rationnelle d'Abacha, le leader - nulle part. Il n'existe pas une seule page où il aurait exprimé une quelconque réflexion raisonnable. Même quand on écrit un discours à son intention, il est incapable de le lire de façon cohérente. On a donc affaire à un individu très rustre, brutal, sans vision aucune, extrêmement corrompu et violent. Comme si cela ne suffisait pas, il est entouré d'un groupe de Nigérians qui n'ont aucune estime pour la démocratie, au nombre desquels figure le ministre des Affaires étrangères actuel qui prétend être l'ancien président d'un parti politique.

La situation se dégrade si rapidement que tout en convenant que les sanctions sont importantes, je pense qu'il est nécessaire d'aller un peu plus loin dès maintenant. Placé, comme je suis, en première ligne de l'opposition, je sais que dans six mois, s'il n'y a pas de coup d'État, il y aura au Nigéria un soulèvement majeur. Il ne s'agira pas d'un coup d'État classique dont le responsable dira: «Mes amis nigérians, j'ai pris le pouvoir». Il y aura une élimination systématique de ceux qui sont perçus comme des ennemis du pays. Le massacre aura des conséquences qui dépassent tout ce qu'on peut imaginer actuellement.

.0950

J'aimerais ajouter que l'on ressent, au sein du corps social nigérian, une très profonde frustration vis-à-vis l'adoption de stratégies rationnelles d'opposition ou de résistance au gouvernement. Le président et le secrétaire de la Campagne pour la démocratie sont en prison. Le secrétaire et le président de l'Union nationale des travailleurs du gaz naturel et du pétrole, la NUPENG, sont en prison. La plupart des membres de la Coalition démocratique nationale sont soit emprisonnés, soit en exil. L'Association nationale des étudiants nigérians est interdite. Il n'y a aucun groupe qui puisse fonctionner ouvertement et adopter visiblement des stratégies rationnelles pour résister au gouvernement militaire. Cette situation force un grand nombre de Nigérians à entrer dans la clandestinité ou à adopter, pour résister au gouvernement, des stratégies qui se situent en dehors de la légalité.

Le Mouvement pour l'avancement de la démocratie, dont le sigle anglais est MAD, a détourné un avion. Une bombe a éclaté dans l'État de Kwara. Mais je sais qu'il y a d'autres organismes et d'autres personnes qui sont convaincus que l'on devrait détruire le système une fois pour toutes.

Les groupes avec lesquels je collabore et que je représente prétendent que seul un embargo total et à grande échelle du pétrole nigérian fera réfléchir Abacha. J'approuve, par conséquent, les déclarations qu'on a entendues plus tôt, et je m'inscris en faux contre l'opinion de mon collègue, le professeur Nossal, qui pense que des sanctions n'auront aucun effet.

Le Nigéria dépend presque entièrement de la vente du pétrole pour ses devises étrangères [Inaudible - Éditeur]. C'est la raison pour laquelle il a promulgué des décrets qui prévoient la peine de mort par peloton d'exécution pour tout travailleur du pétrole qui participe à des grèves; il s'agit du décret de 1976 sur les services essentiels, toujours en vigueur. Toute initiative internationale qui affectera la capacité d'exportation du Nigéria et l'empêchera d'encaisser 40 millions de dollars par jour en devises fera comprendre au gouvernement que la communauté internationale prend les choses au sérieux.

Je voudrais citer un ministre d'Abacha qui était malheureusement l'un de mes collègues quand il était président de l'Academic Staff Union of Universities à l'Université de Jos. Il est ensuite devenu président du Sénat sous la troisième république et, malheureusement, il est devenu le ministre de l'Éducation d'Abacha: je veux parler de M. Iyorchia Ayu. Il m'a dit qu'Abacha ne lit pas les journaux et qu'il ne regarde pas la télévision; par conséquent, on peut écrire ou dire ce que l'on veut. Essentiellement, les décisions que prend Abacha ne cherchent en rien à satisfaire l'opinion publique ou populaire.

Je pense que le seul moyen de procéder avec Abacha et son gouvernement est d'envisager sérieusement la possibilité d'imposer des sanctions, particulièrement au niveau des exportations pétrolières. Il faut que ce soit entendu immédiatement, et que les sanctions soient fermes et globales.

J'ajoute tout de suite qu'il n'est pas vrai, comme le voudraient des arguments avancés auparavant, que les sanctions vont affecter les pauvres, car ils sont déjà à la rue. Toutes les sanctions du monde imposées au Nigéria n'auraient aucun effet sur ma famille, par exemple. Mon père est au chômage; ma mère n'a pas de travail. J'ai deux frères qui sont diplômés de l'université et qui sont sans travail depuis cinq ans. Ce n'est donc pas l'imposition de sanctions, quel qu'en soit le nombre, qui fera une différence.

De fait, au moment où je vous parle, mon cadet, titulaire d'un baccalauréat de l'Université de Ife, cherche du travail au Libéria. Voilà un Nigérian qui a quitté le Nigéria pour chercher du travail au Libéria. Des milliers de Nigérians tentent d'obtenir l'asile politique en Afrique du Sud. Sans compter tous ceux qui sont allés en Allemagne, où ils sont plus de 25 000 à demander l'asile politique, ni les 9 000 qui font la même chose au Royaume-Uni.

.0955

L'autre moyen, naturellement, est d'appuyer le corps social, ceux qui sont au Nigéria ou ceux qui représentent les intérêts du Nigéria à l'étranger. À l'heure actuelle, il semble que seuls les organismes sis à l'étranger soient en mesure de s'exprimer et de faire valoir les intérêts de ceux qui ont été établis au Nigéria.

Le troisième point que je souhaite souligner brièvement est que le Canada occupe une place privilégiée dans l'opinion des Nigérians vis-à-vis les pays étrangers. Je parle tout à fait sérieusement, non seulement parce que deux de mes enfants sont citoyens canadiens ou parce que j'ai fait mes études postuniversitaires dans ce pays, mais également parce que je pense que le Canada a toujours défendu certains principes lorsque ces importantes questions ont été en cause. Je sais que les Nigérians et les organismes représentant le corps social, ainsi que les autres pays démocratiques du monde occidental, prendront très au sérieux toute initiative émanant du gouvernement canadien.

L'assassinat de Ken Saro-Wiwa ne constitue qu'un exemple récent. J'ignore combien de gens ont vu l'enregistrement vidéo préparé par le Canal 4. Je suis sûr que les citations enregistrées démontrent on ne peut plus clairement que les massacres dans cette région ont été orchestrés, planifiés et exécutés par le gouvernement du Nigéria. On voit sur la bande vidéo l'officier en charge de cette opération décrire précisément comment il s'y prend pour boucler une localité, jeter des grenades et faire fuir la population dans la brousse.

En me fondant sur les témoignages et sur l'information dont je dispose, je déclare que si rien n'est fait dans l'immédiat, on se trouvera confrontés, dans six mois, à une situation infiniment plus grave, infiniment plus dangereuse, non seulement pour le Nigéria, mais pour toute cette sous-région de l'Afrique occidentale. Nous devons tous nous souvenir qu'il ne s'agit pas d'un pays de 2 millions d'habitants, mais d'un pays dont la population dépasse les 100 millions. Les conséquences sur l'économie de toute l'Afrique occidentale seront bien pires que ce que nous pouvons imaginer actuellement.

J'encourage le comité et le gouvernement canadien à examiner très sérieusement - ne serait-ce que pour poser des jalons - la question des sanctions et d'un embargo pétrolier.

J'ai décrit, dans mon mémoire, la façon dont on peut appuyer le corps social. En tant que membre de la Campagne pour la démocratie et du Comité pour la défense des droits de l'homme du Nigéria, je connais exactement les limites de l'action de ces organismes dans mon pays.

Je pense que j'en resterai là pour ne pas prendre trop de temps. Je répondrai aux questions plus tard. Merci.

Le président: Je vous remercie, monsieur.

Cela vous intéressera sans doute de savoir que notre comité a eu l'occasion de rencontrer les membres de la Coalition démocratique nationale lorsqu'ils sont passés récemment à Ottawa. Tout ce que vous nous avez dit confirme la position qu'ils ont défendue, c'est-à-dire qu'il faut imposer des sanctions immédiates et agir. Je vous remercie.

Je m'adresse à vous maintenant, madame la ministre. Je me demande si vous pouvez nous donner jusqu'à et 10 h 10... Je vais vous expliquer pourquoi. Nous réservons habituellement cinq minutes à chaque intervention. Mais si vous me dites que vous devez partir, dans ce cas...

Mme Stewart: C'est la limite. À dix, il faudra que je parte.

Le président: Dans ce cas, je demande à tout le monde de s'en tenir à trois minutes.

[Français]

Madame Debien.

Mme Debien (Laval-Est): J'ai une question à adresser directement à Mme la ministre, compte tenu du portrait que nous ont tracé M. Broadbent, Mme MacDonald et M. Ihonvbere de la situation de crise dans laquelle se trouve actuellement le Nigeria et des conséquences que cela pourrait avoir sur l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest.

Vous nous dites que vous devrez participer très bientôt, à Londres, à une séance de travail avec d'autres collègues. Compte tenu de ce que M. Broadbent a dit et des propos, sur lesquels je suis d'accord, quant à un embargo pétrolier, le Canada a-t-il l'intention, lors de cette rencontre à Londres, de proposer un embargo pétrolier?

.1000

[Traduction]

Mme Stewart: Le Canada a déclaré, lors de la conférence du Commonwealth et avant, être prêt à envisager et à appuyer toute mesure, y compris un embargo pétrolier. Toutefois, le point de vue du gouvernement était et reste qu'un embargo unilatéral de la part du Canada ne serait pas très efficace.

À l'heure actuelle, nous ne sommes pas les seuls à envisager un embargo. Pas plus tard qu'hier, j'ai lu dans les journaux que les États-Unis envisagent à nouveau un embargo pétrolier. Si tel est le cas, cela aura un impact important.

Irving Oil, la compagnie qui importe au Canada le plus de pétrole en provenance du Nigéria, s'est déclarée prête à emboîter le pas. Cela ne présentera donc pas de difficulté.

La question figurera évidemment à l'ordre du jour de nos discussions à Londres.

Le président: Monsieur Morrison.

M. Morrison (Swift Current - Maple Creek - Assiniboia): Merci, monsieur le président.

J'aimerais approfondir un peu la question, madame Stewart. Vous avez déclaré qu'une initiative unilatérale ne serait peut-être pas efficace. Je pense que nous sommes le deuxième plus gros importateur de brut nigérian. Je me trompe peut-être, mais c'est 600 000 barils par jour.

Mme Stewart: Non, nous ne jouons qu'un rôle secondaire.

M. Morrison: Pourtant, 600 000 barils, ce n'est pas rien.

Mme Stewart: Mais par rapport -

M. Morrison: Quoi qu'il en soit, je vais vous poser ma question de la façon suivante: en dépit de ce que vous avez dit au sujet de ce que vous pourriez ou non appuyer à la conférence, quelle est la position de votre gouvernement à cet égard? Vous avez dû en parler. Est-ce que le gouvernement envisage réellement prendre ou promouvoir des sanctions, ou non?

Mme Stewart: Tout un éventail de sanctions pourraient être imposées. L'embargo pétrolier en est une. Nous avons effectivement fait savoir que nous étions ouverts à une telle éventualité. La question sera sur le tapis la semaine prochaine à la réunion des huit ministres des Affaires étrangères à Londres. Nous étudions d'autres sanctions que nous avons aussi suggérées - étendre celles qui touchent la délivrance de visas aux leaders du Nigéria aux membres de leur famille; leur interdire notamment d'étudier à l'étranger et ainsi de suite; un embargo sportif, qui est une autre forme de sanction. Toutes ces possibilités seront débattues.

Le Canada est très préoccupé par la situation au Nigéria - je ne le dirai jamais assez. Cela nous préoccupe parce que les ressources dont nous disposons pour l'aide au développement diminuent. Les besoins à travers le monde... un pourcentage grandissant de ces fonds et de ces ressources de plus en plus rares est consacré aux situations d'urgence. Si le Nigéria s'effondre, il s'agira d'une urgence de première grandeur. Nous ne souhaitons pas nous retrouver dans une telle situation.

Le président: Monsieur Speller.

M. Speller (Haldimand - Norfolk): Merci, monsieur le président. Je tiens à remercierMme la ministre d'être venue.

Quand on se rappelle ce que nous avons fait vis-à-vis l'Afrique du Sud, nous nous félicitons tous d'avoir exercé des pressions sur ce pays et de l'avoir fait bouger, mais, comme vous le savez, le processus a pris beaucoup de temps. Il a été difficile d'obtenir que l'on prenne des sanctions, d'obtenir que tous les pays les acceptent, et d'obtenir qu'ils les appliquent.

Quelles initiatives pourrait-on prendre, en dehors de ces réunions, pour accélérer le processus? Quand on pense à ce qui est arrivé auparavant en Somalie, au Rwanda et au Burundi, on se rend compte que l'on savait à l'avance que la situation allait devenir problématique. Nous en étions tous conscients. Nous avons essayé d'utiliser les sanctions et d'autres moyens, mais l'expérience sur le plan international démontre qu'il faut que les Américains interviennent pour que cela soit pris au sérieux. Je sais que le Commonwealth joue un rôle important dans le monde. En tant que président de l'Association parlementaire, je peux comprendre que les différents pays aient la ferme intention de régler la situation au Nigéria.

Que peut-on faire pour accélérer le processus, pour faire en sorte que ce que notre ami est venu nous dire ne se produise pas dans six mois au Nigéria? Six mois, cela ne nous laisse pas beaucoup de temps.

.1005

Mme Stewart: Notre gouvernement est conscient de l'urgence de la situation. C'est la raison pour laquelle nous sommes convenus de nous rencontrer maintenant, aussi rapidement que possible, pour discuter de la question du Nigéria. Le Commonwealth ne peut pas changer les choses tout seul. En revanche, le Commonwealth est une institution internationale très crédible. On l'observe et on l'écoute. Si nous avançons des propositions sur ce que la communauté internationale, pas seulement le Commonwealth, devrait faire...

Je pense que le cas du Nigéria est différent de celui de l'Afrique du Sud. Si la communauté internationale s'entendait sur un embargo pétrolier, cela pourrait s'avérer efficace relativement rapidement, du simple fait de l'importance du pétrole pour assurer des revenus au Nigéria. Un tel embargo aurait un effet immédiat. D'ailleurs, les revenus générés par le pétrole alimentent directement les caisses du gouvernement. Ce n'est pas la population qui en tire profit.

M. Broadbent: Cela va dans les poches des gouvernants.

Mme Stewart: Oui.

M. Speller: On sait que les Sud-Africains ont tenté de céder un peu par-ci, un peu par-là et encore un peu plus par-là, dans l'espoir d'empêcher l'application de ces sanctions. M. Broadbent a dit que l'on devrait donner trois mois au Nigéria pour apporter quelques changements.

Qu'est-ce qui serait crédible à nos yeux - à part la démission du gouvernement et la tenue d'élections libres et démocratiques? Que veut-on obtenir?

Mme Stewart: Cela fera aussi partie de l'analyse qui sera faite à Londres; toutefois, quoi qu'on fasse, cela devra indiquer clairement à la population du Nigéria, pas seulement à la communauté internationale, que des changements sont en cours et des initiatives en faveur de la démocratie vont être prises.

Si je comprends bien - vous l'avez entendu comme moi - il existe un tel mépris à l'égard des droits et de l'expression de toute opposition au Nigéria que tous les leaders de l'opposition sont en prison. Donc, si j'ai bien compris la situation telle qu'elle m'a été décrite - il y en aura peut-être parmi vous qui souhaiteront revenir là-dessus - si Abacha décidait de quitter le pouvoir immédiatement, il y aurait un vide politique. Le corps social n'a pas eu la possibilité de s'organiser.

Par conséquent, je ne pense pas que les choses puissent changer du jour au lendemain. Il peut y avoir un changement d'attitude, mais il va aussi falloir que le gouvernement lance un processus pour indiquer manifestement, dès le départ, qu'il comprend qu'il a le dos au mur et qu'il est prêt à mettre en route un processus de changement démocratique.

On ne va pas attendre trois ans, comme l'a suggéré Abacha le 1er octobre. C'est beaucoup trop long. La population ne va pas attendre deux ans l'introduction de changements significatifs.

Le président: Il nous reste environ deux minutes avec Mme la ministre.

Monsieur Lastewka, est-ce que votre question est brève?

M. Lastewka (St. Catharines): Oui.

Vu que les États-Unis importent beaucoup de pétrole du Nigéria, quels pourparlers le Canada a-t-il engagé avec ce pays ou quelles initiatives a-t-il pris pour que les États-Unis s'intéressent un peu plus aux sanctions?

Mme Stewart: Je peux demander à mes collaborateurs de vous parler des initiatives particulières qui ont été prises. Il y a eu de nombreux échanges à propos de la situation nigériane dans le cadre de réunions internationales. La position des États-Unis a fait l'objet de certaines contradictions émanant de l'Afrique du Sud. Un porte-parole américain a déclaré, il y a une dizaine de jours, que son pays n'était pas prêt à envisager un embargo pétrolier. Il y a eu ensuite au moins deux déclarations par les États-Unis, au niveau le plus élevé, en faveur d'un embargo pétrolier. Hier, ils ont même laissé entendre qu'ils considéreraient la possibilité d'un embargo pétrolier unilatéral.

Tout cela va être l'objet de pourparlers. Le monde ne peut pas se permettre de laisser un pays aussi prestigieux et aussi peuplé que le Nigéria s'écrouler. Nous réalisons le coût énorme que cela représente pour nous tous.

M. Lastewka: M. Broadbent a mentionné Shell. Plusieurs autres personnes ont parlé de cette compagnie. Certains d'entre nous ont lu l'article ou plutôt l'encart publicitaire que Shell a publié dans nos journaux au Canada. Est-ce que le gouvernement du Canada a rencontré des représentants de Shell Canada ou de ses affiliées pour discuter de la situation au Nigéria?

.1010

Mme Stewart: Pas que je sache. C'est Irving Oil, comme je l'ai dit tout à l'heure, qui importe au Canada la plus grande quantité de pétrole nigérian. Le boycottage de Shell a suscité quelque sympathie parmi la population canadienne. La ville de Toronto a refusé une offre de financement de la compagnie Shell, il est important de le noter. J'ose espérer que l'on assistera aussi à une prise de conscience grandissante du problème dans la population canadienne.

M. Lastewka: J'ai tendance à partir du principe qu'il vaut mieux s'arranger pour que les gens restent assis à la même table pour se parler plutôt que de les pousser à aller s'asseoir à des tables séparées. C'est pour ça que je vous ai demandé si le gouvernement du Canada parle à Shell Canada pour tenter d'influencer les choses en ce sens? C'est beaucoup plus facile à faire quand les gens sont autour d'une même table.

Mme Stewart: Je suis d'accord. Mais jusqu'à présent, je ne pense pas que le gouvernement ait pris ce genre d'initiative.

M. Lastewka: Merci, monsieur le président.

Le président: Monsieur Lastewka, comme vous le savez, nous avons invité Shell Canada à assister à cette réunion. Ils ont refusé, mais ont fait livrer un document ce matin à la greffière. Une fois qu'il aura été traduit, nous le distribuerons à tous les membres du comité. Nous serons peut-être alors en mesure de poursuivre la discussion.

Madame Stewart, je vous remercie de vous être déplacée. Nous vous en sommes reconnaissants.

Je propose que nous fassions une courte pause pour permettre à Mme la ministre de prendre congé.

.1012

.1024

Le président: Mesdames et messieurs, nous pouvons maintenant reprendre nos travaux.

Monsieur Broadbent, vous avez indiqué que vous aimeriez faire une observation à propos d'une des questions posées à Mme la ministre. Est-ce toujours votre intention?

M. Broadbent: Oui. C'est juste une chose à laquelle on pourrait réfléchir, monsieur le président et mesdames et messieurs les membres du comité.

Nous nous sommes tous réjouis, j'en suis certain, d'entendre ce que Christine Stewart avait à dire à propos de la réunion du Commonwealth, que l'on espère voir déboucher sur un programme de mesures concrètes. Je voulais seulement faire observer qu'au lieu d'attendre qu'un consensus se dégage, j'aimerais, pour ma part, que le Canada se risque à prendre l'initiative en la matière.

Permettez que je m'explique. Mme la ministre nous a déclaré, par exemple, qu'elle était ouverte à l'idée d'imposer des sanctions. En ce qui nous concerne, évidemment - nous avons entendu ce que nous a dit, ici même, notre ami nigérian - j'aimerais que nos ministres des Affaires étrangères... J'aimerais que M. Ouellet annonce publiquement qu'il a l'intention de rencontrer son homologue américain pour tenter de lui faire accepter l'idée des sanctions. Six pays européens ont déjà pris position publiquement - pas pour dire qu'ils allaient envisager des sanctions, mais pour demander que l'on en prenne. C'est le genre d'initiative qui m'intéresse.

.1025

Je vais répéter ce que j'ai déjà dit. À mon sens, notre gouvernement a joué un rôle utile, constructif et positif. Cela ne fait aucun doute.

Reste à savoir ce que l'on devrait faire maintenant? Je veux simplement dire qu'au lieu d'attendre qu'un consensus se dégage, il serait formidable - j'emploie l'expression parce que je m'adresse à des politiciens - de pouvoir influer sur l'ordre des choses.

Les Nations unies ont fini par s'impliquer dans la situation haïtienne. Pourquoi? Parce que les parlementaires noirs américains en ont fait une question de politique interne. Quiconque a fait une étude sérieuse de la question en arrivera, je pense, aux mêmes conclusions que moi. Ce n'est pas uniquement à cause de cela que les Nations unies sont intervenues, mais cela a servi de catalyseur. Dans ce contexte, si l'on prenait les devants et si l'on essayait de persuader nos amis américains d'adopter le principe d'un embargo, le même facteur de politique interne pourrait jouer un rôle utile.

Le président: Merci.

Il est regrettable que M. Nossal n'ait pu se joindre à nous ce matin. Il a écrit un livre sur la question, et on me dit que c'est l'un des grands experts internationaux en matière de sanctions. Dans l'extrait de son livre, que le personnel du comité nous a distribué ce matin, il mentionne que souvent, les sanctions s'avèrent inefficaces et que l'on ne devrait y recourir que dans des circonstances exceptionnelles. Il aurait été intéressant qu'il nous dise si, à son avis, il s'agit, en l'occurrence de circonstances exceptionnelles.

Je crois comprendre que les pays africains ne sont pas tous très emballés par la perspective de sanctions, notamment certains pays de la région. Le sous-ministre adjoint pour l'Afrique et le Moyen-Orient, M. Laverdure, est parmi nous aujourd'hui. Il voudra peut-être nous faire part de ce qu'il sait sur l'opinion des autres pays de la région à propos de l'efficacité ou de la pertinence de sanctions dans ces circonstances.

M. Claude Laverdure (sous-ministre adjoint, Secteur de l'Afrique et du Moyen-Orient, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international): Monsieur le président, nous revenons, le ministre, M. Ouellet, et moi-même, d'un voyage de plus de deux semaines dans les pays d'Afrique centrale. Nous avons demandé à tous nos interlocuteurs ce qu'ils feraient, et ce que nous devrions faire, à propos du Nigéria. Nous avons visité le Mali, la Côte d'Ivoire, le Ghana, le Cameroun et le Bénin, et nous avons rencontré, dans le cadre du Sommet de la francophonie, les ministres des Affaires étrangères et les chefs d'État du Sénégal et de plusieurs autres pays.

On aurait cru qu'ils s'étaient concertés avant de nous parler car leur message était identique - en tant que petits voisins du géant Nigéria, nous sommes tous très préoccupés par la perspective de sanctions économiques à l'égard du Nigéria. Les sanctions ne sont pas la bonne solution pour traiter avec le général Abacha. Les conséquences seront plus graves pour nous que pour le Nigéria. M. Ouellet leur a déclaré qu'il prenait bonne note de leurs observations, mais que le Canada devra prendre une décision et adopter une position. J'ai trouvé ces commentaires très intéressants, particulièrement ceux du Ghana, tout comme les observations des participants au Sommet de la francophonie.

Comme vous l'avez peut-être entendu dire ou appris dans la presse, certains ont suggéré, au Sommet de la francophonie que l'on ne devrait pas mentionner la situation au Nigéria dans le communiqué final des chefs d'État. Notre premier ministre, M. Chrétien, a dû se battre, seul contre tous pendant quelque temps, pour faire admettre qu'il était impossible de ne pas mentionner le Nigéria après cette rencontre de trois jours à Cotonou.

Je ne prétends pas que ces pays ne sont pas disposés à prendre position, mais nous devons nous rappeler que les pays d'Afrique ne perçoivent pas tous la situation de la même façon que l'Afrique du Sud ou le Zimbabwe.

Le président: Très intéressant.

[Français]

Monsieur Leblanc.

.1030

M. Leblanc (Longueuil): J'ai une question qui dépasse peut-être celle du Nigeria. Je sais qu'à chaque fois qu'on veut déranger des dictatures, on a toujours beaucoup de problèmes quand il s'agit de signer des ententes aux Nations unies ou au Commonwealth. On utilise beaucoup de papier, il y a beaucoup de réunions et on met beaucoup de temps à agir.

Souvent, ces pays-là ont eu le temps de se détruire. Il y a des désastres comme celui qu'on a vu au Rwanda et, comme Mme MacDonald l'a dit, il y a des crises, des démantèlements de structures, de la corruption, etc.

Je pense qu'on a une expérience suffisante de ce genre de situation au niveau international. Il serait peut-être temps que les Nations unies trouvent une façon de se donner un certain pouvoir d'agir à un moment donné. Quand un pays comme le Nigeria subit un coup d'état et que des dictateurs prennent le pouvoir, les Nations unies devraient avoir les moyens de faire la même chose; c'est-à-dire qu'elles devraient avoir les moyens de faire des coups d'état et de reprendre le pouvoir.

Les pays riches sont de plus en plus pauvres. On a de moins en moins de moyens. On doit dépenser des sommes énormes pour remettre de l'ordre dans ces pays-là, parce qu'on pense toujours à protéger le peuple, les populations, le droit des personnes. En tout cas, il faut dépenser des fortunes pour remettre de l'ordre dans tout cela. Je ne suis pas certain que des pays comme les États-Unis, le Canada, qui a une dette énorme, la France et les autres pays qu'on dits riches en ont les moyens, car ils deviennent de plus en plus pauvres.

Il faut s'arrêter et se demander ce que les Nations unies devraient se donner comme moyens pour agir avant que les désastres se produisent. Je parle particulièrement des Nations unies.

Souvent, les embargos punissent davantage les populations que les dirigeants. Ces derniers ont déjà de l'argent plein leurs poches et ils peuvent survivre plusieurs années avant qu'on agisse. Ce sont toujours les populations qui paient la note, qui deviennent plus pauvres et qui sont dans la misère.

Devrait-on se servir davantage des Nations unies? Est-ce un mouvement crédible? Comme je l'ai dit, c'est un long processus. Quand il y a une urgence au Nigeria, les Nations unies devraient s'en mêler davantage, parce qu'il n'est pas évident qu'on va réussir à mettre de l'ordre là-dedans.

[Traduction]

M. Michael Kergin (sous-ministre adjoint, Secteur des affaires politiques et de la sécurité internationale, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international): En deux mots, je dirais que nous sommes tout à fait d'accord pour que les Nations unies interviennent et essaient de désamorcer les problèmes ou les conflits, avant qu'il ne devienne trop difficile, pour la communauté internationale, de maîtriser des situations qui, sur le plan humain, constituent de véritables tragédies.

Une des difficultés que cela pose vient du fait que la Charte des Nations unies, qui a été rédigée en 1945, repose sur le concept d'État-nation et de la souveraineté intrinsèque des États-nations. La charte est pénétrée de ce concept et l'un des principes fondamentaux suivi par le Conseil de sécurité est le respect des frontières nationales, et des institutions, des gouvernements, de l'administration, bref, de tout ce qui se trouve à l'intérieur de ces frontières reconnues. Les Nations unies sont donc quelque peu handicapées quand elles souhaitent intervenir dans un pays - comme on le voit de plus en plus fréquemment dans le cas, notamment, de pays en perdition - prendre les rênes et tenter de réétablir l'ordre.

.1035

Il y a beaucoup de petits pays qui protègent jalousement leur souveraineté. Ils craignent que des forces extérieures ou des pays étrangers interviennent dans leurs affaires ou leur imposent leur point de vue. Par conséquent, à moins que l'on ne change la Charte des Nations unies, le Conseil de sécurité ne peut pas faire grand'chose.

Ainsi, quand on parle de maintien de la paix ou d'opérations en ce sens, c'est toujours dans une situation où la paix et la sécurité internationales sont menacées. Il est parfois difficile de prétendre que la violation flagrante des droits des personnes dans un petit pays met directement en danger la paix et la sécurité internationales. Cela peut menacer la démocratie ou les valeurs internationales, mais il est souvent plus difficile de démontrer que la paix et la sécurité internationales sont en jeu.

En revanche, on peut se féliciter des progrès accomplis. Le secrétaire-général des Nations unies, M. Boutros Boutros-Ghali, a publié, il y a environ deux ans, un intéressant document intitulé Un agenda pour la paix. Il repose sur le principe de la diplomatie préventive, c'est-à-dire d'une action rapide lorsqu'on peut relever des signes de conflits potentiels entre les États, de violation des droits de l'homme ou des principes de gestion publique, et ainsi de suite. La diplomatie préventive cherche à favoriser la mise en place d'institutions qui peuvent soutenir dans un pays les efforts qui sont faits pour remédier aux violations, ou régler des problèmes avec les pays voisins, de façon à mettre des structures en place avant que la situation dégénère.

Le Commonwealth a, d'une certaine manière, repris l'idée dans sa déclaration de Millbrook, et dans les mesures visant à aider les pays où la démocratie, les procédures démocratiques ou le respect des droits civils sont menacés. Le Commonwealth a instauré certains mécanismes qui peuvent servir à exercer des pressions économiques et politiques en cas de violation persistante des droits, dans le but de ramener le pays concerné à un mode de fonctionnement plus respectable.

Il s'agit d'initiatives que les pays peuvent prendre, à titre individuel ou en collaboration avec des organisations telles que le Commonwealth ou les Nations unies, s'ils en ont la volonté. On ne dispose pas, je le répète, en vertu de la Charte des Nations unies, de moyens légaux qui permettraient d'imposer l'ordre dans un pays, à moins que la paix et la sécurité internationales soient manifestement menacées.

Mme MacDonald: Je voudrais faire deux ou trois observations.

La première, au sujet des Nations unies. N'importe quelle action entreprise dans le cadre des Nations unies prend beaucoup de temps, et je considère que la situation au Nigéria est telle que nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre aussi longtemps. C'est le message que nous essayons de faire passer aujourd'hui. Le temps presse.

C'est bien beau que les pays de la mouvance francophone demandent que l'on ne dise rien car ils ont peur d'en subir les conséquences. Ils souffriront beaucoup plus si la situation au Nigéria finit par exploser. Je pense que c'est le message que le gouvernement canadien devrait faire passer aux États-Unis. Des pourparlers pourraient avoir lieu au plus haut niveau, pour activer ce dossier plus énergiquement qu'à l'heure actuelle.

Mais la même chose est vraie à d'autres niveaux - le Commonwealth, la Francophonie et les autres organisations. Interpellez l'Organisation de l'unité africaine. Prenez des initiatives pour donner plus d'importance à cette question. L'intérêt qu'on y porte diminue, et à moins d'un effort concerté dû au leadership d'un pays comme le Canada, on se retrouvera face à une situation qui sera tellement catastrophique qu'elle se propagera à tous les pays voisins du Nigéria.

.1040

À mon sens, le Conseil de sécurité des Nations unies ne parviendra jamais à faire quoi que ce soit à ce sujet. Le secrétaire-général des Nations unies pourrait agir de son propre chef. Nommer un collaborateur qui enquêterait sur la situation et prendre lui-même plus souvent position publiquement.

Depuis l'exécution de Ken Saro-Wiwa et de ses huit coaccusés, on a vu très peu de choses sur le Nigéria dans les médias, et il n'y a pas eu beaucoup de débats publics à ce sujet. Toutes les mesures que le Canada pourrait prendre par l'entremise de diverses organisations, particulièrement par l'entremise du gouvernement, pour essayer de remettre cette question à l'ordre du jour des préoccupations internationales auront une importance capitale.

Le président: Merci.

Je vois que M. Broadbent aimerait intervenir, mais nous avons de beaucoup dépassé le temps réservé à cette question. Vous aurez certainement l'occasion d'y revenir.

La parole est à Mme Beaumier.

Mme Beaumier (Brampton): Merci. Je suis toujours un peu perplexe quand il est question des droits de l'homme et des réactions des gouvernements, y compris le nôtre.

Si j'ai bien compris de ce que j'ai entendu jusqu'à présent au cours de cette audience, Irving Oil a fait savoir qu'un embargo ne lui poserait pas de problèmes, et l'Afrique du Sud et le Zimbabwe ont aussi demandé qu'un embargo soit imposé. Des ressortissants du Nigéria ont demandé un embargo. Nous pouvons compter sur l'appui des Européens, comme l'a déclaré M. Broadbent. Je pense que notre premier ministre a manifesté sa volonté et démontré le désir d'assumer un certain leadership au sein du Commonwealth pour dénoncer ce qui se passe au Nigéria.

Il y a une dynamique favorable. Tout le monde est intéressé. Ken Saro-Wiwa était un artiste de réputation internationale, quelqu'un de très respecté. Maintenant qu'il n'est plus, il semble que, petit à petit, la question... Il semble qu'il y ait un élan.

Savez-vous si notre ministre serait prêt...? Si nous pouvions, en tant que politiciens, comme l'a mentionné Ed, exprimer nos souhaits en la matière, notre ministre serait-il disposé à aller aux États-Unis et à faire pression pour que l'on impose cet embargo? À mes yeux, il ne fait pas de doute qu'un embargo nuirait au gouvernement, plutôt qu'à la population qui souffre déjà. Le ministre a-t-il déjà parlé de faire quelque chose pour relancer la dynamique?

Nous semblons tous convenir qu'il faut intervenir maintenant. Pourriez-vous m'expliquer pourquoi on ne bouge pas?

M. Laverdure: Je peux vous assurer que le premier ministre et M. Ouellet ne souhaitent pas que la question soit jetée aux oubliettes, c'est certain.

Mme Beaumier: Je comprends cela.

M. Laverdure: Pour le moment - c'est la raison pour laquelle nous avons entrepris cette visite en Afrique centrale - M. Ouellet veut donner préséance à la réunion qui se tiendra à Londres la semaine prochaine, en espérant qu'elle servira de détonateur, en quelque sorte. Si l'on parvient à un consensus au sein du Commonwealth, il sera ensuite probablement plus facile pour nous, et pour le Royaume-Uni, d'intervenir auprès de Washington puisque nous pourrons montrer qu'au moins50 pays du monde sont en faveur d'un embargo pétrolier.

Vous suggérez que nous intervenions sur les deux fronts à la fois. Je peux certainement en parler à M. Ouellet et voir si l'on pourrait se rendre à Washington la semaine prochaine.

Mme Beaumier: Je pense qu'en tant que Canadiens, même s'il nous arrive de nous tirailler, de nous chamailler et nous disputer avec les États-Unis, nous avons probablement plus en commun avec ce pays et nous sommes en mesure d'exercer sans doute plus d'influence que le Commonwealth.

Je ne suis pas certaine que l'on devrait toujours prendre des décisions morales en fonction de la réalité économique internationale. Je pense que c'est quelque chose que nous avons eu tendance à oublier ces dernières années.

.1045

M. Laverdure: J'en parlerai immédiatement au ministre. Je sais qu'il a son propre emploi du temps, mais je dois me rendre à Washington cette semaine pour une autre raison. J'ai déjà fait savoir à l'ambassade que s'il m'était possible de rencontrer mon homologue un après-midi pour discuter du Nigéria, je serais tout à fait disposé à lui expliquer notre point de vue. Cette rencontre aurait lieu le jour où Mme Stewart est à Londres. Je vais m'efforcer de conjuguer la préparation de ces deux réunions.

Nous n'avons, en effet, aucune objection à parler aux Américains. Nous pensions qu'étant donné qu'on était arrivé à organiser une réunion du Commonwealth avant Noël, ce serait, pour l'instant du moins, notre priorité.

Mme Beaumier: Vous attendez-vous à avoir un problème avec le gouvernement anglais?

M. Laverdure: Vous avez vu comment ils ont réagi à l'Union européenne. Comme les Hollandais, ils ont rejeté la perspective d'un embargo pétrolier. Je ne prétends pas qu'ils s'opposeront catégoriquement à un embargo pétrolier à la prochaine réunion du Commonwealth, mais tout porte à croire...

M. Kergin: Je pourrais peut-être dire deux mots au sujet de la réunion du Commonwealth. Je présume que le rôle des fonctionnaires est parfois de calmer les attentes. On pense qu'ils disent toujours que rien n'est possible. Nous, nous disons que nous nous faisons les interprètes de la réalité. Mais si nous le pouvons, nous espérons, à Londres, donner à cette réalité un tour plus favorable.

Il reste que le Commonwealth fonctionne par consensus. Il y en a, dans le Commonwealth, qui sont fortement allergiques à toute action collective imposée de l'extérieur. Il faut donc que l'on navigue au sein du groupe de ministres des Affaires étrangères qui ne regroupe, en réalité, que huit pays sur les 53 qui sont membres du Commonwealth.

Lors de cette rencontre, nous allons défendre très fort la position canadienne qui se rapproche de ce que vous aimeriez nous voir promouvoir. Je ne dirais pas que les autres membres se situent obligatoirement dans l'autre camp, mais il y a le Royaume-Uni, par exemple, qui possède des intérêts économiques assez substantiels au Nigéria, et il y a d'autres pays qui sont, comme je le dis, plutôt réticents par principe à l'utilisation de sanctions.

Comme l'a fait remarquer M. Broadbent, nous sommes confrontés à des circonstances exceptionnelles, et cela appelle souvent des mesures exceptionnelles. Mais notre interprétation de ce qui constitue des circonstances exceptionnelles et l'interprétation d'autres pays peut fort bien ne pas être la même.

On trouve au sein du Commonwealth - je le sais parce que j'ai accompagné le premier ministre à Auckland - plusieurs pays qui considèrent que le recours aux sanctions n'est pas nécessairement la façon dont on devrait s'y prendre avec le Nigéria. Certains pays du Commonwealth ont pris du temps avant d'adopter ce point de vue à propos d'un problème bien particulier, à savoir l'apartheid, en Afrique du Sud, une chose qui pourtant est contre nature et foncièrement, disons, inhumaine. Même dans ce cas là, il a fallu du temps avant que cette ignominie, le sentiment de profonde indignation que l'on ressentait, donnent lieu à des sanctions collectives effectivement appliquées.

Tout ce que j'ai à dire au sujet de la réunion de mardi et mercredi prochains, c'est que nous ferons l'impossible pour faire avancer les choses. Nous devons toutefois reconnaître que l'atout principal du Commonwealth est probablement sa crédibilité, car cette organisation regroupe un échantillon de pays très représentatif: des pays de l'hémisphère nord et de l'hémisphère sud, des pays développés et des pays moins développés, de petits et de grands États.

C'est également un organe par le biais duquel on peut facilement prendre des mesures d'intimidation. Par conséquent, si le Commonwealth, en tant qu'institution, exprime son indignation par l'intermédiaire d'un groupe de ministres des Affaires étrangères comme celui-ci, et offre une tribune à ceux qui sont victimes du Nigéria pour qu'ils puissent s'exprimer, cela aura, en soi, une influence sur les autres pays.

Je serais surpris qu'il sorte de la réunion de Londres une initiative spécifique en matière de sanctions ou de mesures économiques. D'ailleurs, le comité des ministres des Affaires étrangères n'a qu'un pouvoir consultatif, et ses membres feront des recommandations à leurs chefs de gouvernement dans leurs diverses capitales.

Mais un comité peut faire beaucoup d'autres choses. De fait, le cadre de l'initiative qu'a prise le Canada, comme vous avez pu le constater dans la déclaration de Millbrook, s'inspire fortement de la façon de procéder de l'OEA. À la base, il y a certains incitatifs que l'on donne aux pays pour qu'ils en reviennent à un fonctionnement démocratique et parallèlement, on laisse planer la menace de certaines mesures punitives. On préfère procéder graduellement plutôt que de se montrer catégoriques. Je le répète, un grand nombre de pays membres du Commonwealth sont plutôt réticents à l'idée d'appliquer tout de suite des sanctions économiques, sans avoir recouru auparavant à l'exercice de pressions graduelles.

.1050

Le président: Monsieur Broadbent, souhaitez-vous faire un bref commentaire?

M. Broadbent: C'est au sujet de ce qui a été dit précédemment.

Le président: Comme vous le savez, c'est à quelqu'un d'autre de poser les questions.

M. Broadbent: Très bien. Juste une brève observation.

Je viens juste d'entendre confirmer - c'était ce que j'appréhendais, à franchement parler - ce que l'on peut attendre du Commonwealth. Si je comprends bien, le type d'initiative réclamée par la plupart des gens qui sont ici ce matin ne verra pas le jour.

J'aimerais rappeler au comité que le Canada a décidé de mener le bal en 1986, alors que Margaret Thatcher et le gouvernement britannique s'opposaient à la prise de sanctions contre l'Afrique du Sud. C'est parce que nous n'étions pas disposés à attendre qu'émerge un consensus, que nous avons réagi publiquement et que nous nous sommes ensuite battus pour nos idées que quelque chose a fini par arriver. Je crois fermement que même si l'on ne parvient pas à un consensus - et je crois comprendre que c'est ce que nous laissent entendre les fonctionnaires - le Canada pourrait quand même aller de l'avant.

J'aimerais faire remarquer aussi... Je ne suis pas surpris que le résultat du processus de consultation des membres de la Francophonie - la plupart de ces pays ne sont pas des démocraties - est qu'ils ne souhaitent pas que des mesures soient prises. J'occupe mon poste depuis six ans. Autant que je puisse me rappeler, jamais les pays francophones n'ont déclaré qu'il faudrait agir collectivement vis-à-vis un État qui violait des droits fondamentaux. Je ne suis pas du tout surpris d'entendre dire qu'ils ne souhaitent pas que quelque chose soit entrepris. C'est le contraire qui m'aurait plutôt étonné.

M. Ihonvbere: Je veux simplement ajouter que si le Canada décidait de faire quelque chose, il bénéficierait de l'appui de toutes les organisations nigérianes. Je connais au moins 50 grandes organisations pan-nigérianes, à l'intérieur et à l'extérieur du Nigéria, qui seraient disposées à exprimer par écrit, dans les 48 heures, leur soutien à ce type d'initiative, et qui sont prêtes à... Je ne parle pas ici d'un simple soutien verbal.

C'est quelque chose qui serait très populaire dans la communauté nigériane. Elle serait disposée à apporter ce type d'appui.

Le président: Comme je l'ai mentionné plus tôt, cela confirme ce que nous avaient dit les anciens membres de l'opposition qui sont venus témoigner devant ce comité.

Je voudrais dire, avant de donner la parole à M. Morrison, qu'au cours de leur mandat électoral, les mesures du comité apprennent tous probablement quelles sont les ramifications des affaires internationales, et ressentent une frustration grandissante à l'égard de la façon dont fonctionnent les organisations internationales. Vous avez dit que les Nations unies ne peuvent pas intervenir; que la Francophonie ne va intervenir; que le Commonwealth ne vas pas intervenir. Cela renforce mon idée que l'une des tâches de ce comité pourrait être de faire en sorte que ces institutions reflètent mieux la façon dont on voudrait que les choses se passent. Mais c'est une autre question que l'on devra débattre un autre jour.

La parole est à M. Morrison.

M. Morrison: J'aimerais remercier les fonctionnaires du ministère d'avoir corrigé l'information dont je disposais sur l'importance de nos importations en provenance du Nigéria. Elles ne représentent apparemment qu'environ un cinquième de ce que je pensais.

Ma question s'adresse à M. Ihonvbere. Vous disiez, monsieur, que si rien n'est fait de l'extérieur du Nigéria, vous vous attendez à une guerre civile dans ce pays. J'aimerais que vous me décriviez le scénario que vous envisagez. Je n'ai pas bien compris ce que vous craignez. Qui, à part la junte au pouvoir, possède des armes? Qui peut provoquer une guerre civile dans un pays sous dictature militaire tel que le Nigéria? Il faut être deux pour se battre.

M. Ihonvbere: Il y a trois composantes dont il faut tenir compte. La première se trouve au sein de l'appareil militaire lui-même. La décision concernant l'ancien président, le général Obasanjo - et les autres - prise à la suite d'énormes pressions internationales, a créé des divisions au sein du gouvernement lui-même. Il y avait ceux qui voulaient le faire exécuter, malgré les pressions de l'opinion internationale; il y avait ceux qui pensaient que le gouvernement n'avait pas à faire de procès parce qu'il n'existait pas vraiment de preuve; il y avait ceux qui considéraient qu'il fallait commuer sa peine. Ces divergences n'ont pas été aplanies.

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De fait, l'une des raisons pour lesquelles Saro-Wiwa et ses coaccusés ont été exécutés est que le gouvernement n'est pas parvenu à recueillir le soutien nécessaire pour commuer les peines. Les gens ont simplement dit 25 ans, 15 ans - vous n'aviez pas le droit de les mettre en prison.

On trouve donc au sein de la hiérarchie militaire elle-même des gens, des officiers subalternes, prêts à faire un coup d'État très sanglant.

La deuxième condamnation émane des Nigérians exilés dans les pays étrangers. On compte maintenant dans leur rang des officiers de l'armée, en majorité, ceux qui ont participé au coup de 1990. N'oubliez pas que celui qui était à la tête du coup et un grand nombre de ses partisans n'ont jamais été capturés. Ils se trouvent à l'étranger. Le gouvernement a déclaré que deux d'entre eux étaient à nouveau recherchés, le colonel Nyiam et le chef Ogboru, qui avaient financé l'opération de 1990.

Autant qu'on sache, un nombre relativement important de Nigérians croient que la seule façon de se débarrasser d'Abacha sera de le renverser militairement. Et ils sont prêts à rechercher les appuis nécessaires où qu'ils se trouvent. J'en ai entendu certains parler d'obtenir de l'argent auprès de trafiquants de drogue. Et le Nigéria en compte un assez grand nombre. Quoi qu'il en soit, ils trouveront l'argent et feront le nécessaire. On ne peut pas prédire actuellement la façon dont les choses se dérouleront, ni même savoir si les gens sont suffisamment irrités par ce qui se passe dans le pays.

La troisième composante sera, bien sûr, le soulèvement massif de la population du pays. Actuellement, Abacha interprète à tort le silence de la population comme une forme d'acquiescement. Mis à part les Yorubas à l'ouest du pays, qui sont mécontents, à juste titre, qu'Abiola n'ait pas seulement été spolié de la présidence, mais qu'en plus, il ait été mis en prison, et qui ont adopté une charte de l'autodétermination où ils déclarent, par exemple, qu'ils ne devraient pas faire partie du Nigéria, compte tenu de la façon dont ils ont été traités, les communautés où l'on produit du pétrole ont, elles aussi, été lésées. De fait, une des raisons pour lesquelles Abacha a fait exécuter Saro-Wiwa, c'était pour réduire au silence et intimider ces communautés - pas uniquement les Ogonis. Elles parlent, comme je l'ai dit, de faire sécession et de garder leur pétrole pour elles, car elles continuent d'être parmi les plus marginalisées.

On constate donc qu'il y a trois grandes composantes. Je prétends que parmi ces divers groupes se trouvent des personnes qui possèdent suffisamment de ressources pour orchestrer le type d'activités extra légales requises dans toute tentative de prise du pouvoir. La préférence pour ce genre d'action clandestine ne prendra d'importance que s'il n'y a pas d'autres approches rationnelles plus transparentes et légales pour garantir la paix.

M. Morrison: À votre avis, monsieur, est-il matériellement possible que la junte puisse être renversée par une révolution violente? Quelle est la mesure de leur véritable pouvoir? Vous avez mentionné la possibilité d'une insurrection massive de la population civile. Il y aurait une insurrection massive de la population qui, si je comprends bien, ne dispose pratiquement pas d'armes. Cette junte peut-elle être renversée?

M. Ihonvbere: C'est tout à fait possible. Les plus crédibles sont ceux qui se trouvent à l'extérieur du Nigéria. Quand on suit les discussions sur le Nijanet et les autres lignes de communications cybernétiques nigérianes, on s'aperçoit que de plus en plus de Nigérians trouvent que le temps des discussions est dépassé; que le moment est arrivé de passer à l'action.

Souvenez-vous aussi que la crise libérienne s'est soldée par l'arrivée, au Nigéria, d'une grande quantité d'armes légères. En outre, le gouvernement ne paie pas régulièrement ses policiers. Il est bien connu qu'au Nigéria, les agents de police vendent leurs armes à la population - quand ils ne les louent pas aux malfaiteurs.

Il y a donc plusieurs possibilités. Naturellement, au Nigéria, si vous prenez le contrôle de Lagos, Abuja et Kaduna, l'affaire est réglée. Il n'est donc pas nécessaire de contrôler le pays tout entier pour réussir.

M. Morrison: Je vous remercie, monsieur.

Le président: C'est une façon originale de pratiquer la privatisation, si l'on peut dire, le fait que la police loue ses armes à feu aux criminels. C'est pousser la privatisation plus loin que nous ne l'avons fait jusqu'ici au Canada.

M. Broadbent: Pour l'instant.

Le président: Je ne relèverai pas la remarque de M. Broadbent.

Des voix: Oh, oh!

.1100

Mme MacDonald: Puis-je ajouter quelque chose? Vous avez déclaré que le Nigéria est un pays où la plupart des gens ne possèdent pas d'armes. Je pense que cela est tout à fait faux. Il y a des quantités d'armes qui pénètrent illégalement au Nigéria. La quantité de matériel est impressionnante. Cela ne se fait pas d'une manière organisée, mais s'il se produisait une insurrection, cela pourrait très rapidement devenir l'un des combats les plus sanglants que l'on ait connus.

Le président: Puis-je enchaîner en posant une question? Monsieur, nous savons naturellement que la guerre du Biafra a été l'une des plus tragiques depuis la Deuxième guerre mondiale pour ce qui est des pertes de vie. Selon votre scénario, s'agirait-il d'une fracture tribale, le Nord contre le Sud? S'agirait-il d'affrontements géographiques ou serait-ce simplement le chaos le plus total?

M. Ihonvbere: Il y aurait une forte composante géographique car, à cause de l'annulation des élections, l'Est du pays joue, en un sens, les saintes-nitouches. Il reste en marge, en espérant que le Nord et l'Ouest en viennent aux mains, et qu'il va pouvoir tirer les marrons du feu.

Ojukwu, le dirigeant du Biafra, est venu récemment aux États-Unis, avec l'appui d'Abacha, pour tenter d'obtenir des soutiens. Il n'a réussi qu'à polariser totalement la communauté nigériane, à remonter les Ibos contre les autres communautés.

Je veux simplement ajouter que si l'on étudie les insurrections religieuses dans le Nord, on se rend compte qu'avec la quantité d'armes en circulation, on se retrouve à peu près dans la même situation qu'en Somalie. En une occasion, quand les habitants du Sud ont réagi, le gouvernement a dû faire intervenir l'armée et passer un décret obligeant à la population à remettre ses armes au poste de police le plus proche. Les dirigeants ont été consternés par la quantité d'armes automatiques que possédaient les particuliers.

Le président: Monsieur Volpe.

M. Volpe (Eglinton - Lawrence): Monsieur le président, je suis heureux que nous ayons aujourd'hui parmi nous des gens d'un tel calibre pour discuter de ce problème très important. Je veux parler à la fois de ceux qui ont joué un rôle dans la vie publique du Canada et des membres de notre fonction publique.

Monsieur Broadbent, j'admire la passion avec laquelle vous exhortez les membres du comité à être déterminés. Je crois me rappeler que vous avez employé le mot «risque» à propos des initiatives des hommes politiques qui souhaitent influer sur le calendrier d'actions politiques. J'aimerais poursuivre dans cette même veine, et voir à quel genre de risque le Canada s'expose en adoptant une position qui se situerait dans la perspective de ce que l'on a entendu suggérer par les panélistes de ce côté-ci de la table.

À la lecture de certains des documents que l'on nous a remis aujourd'hui, et en entendant ce qui a été dit, on a l'impression que c'est une poudrière susceptible de sauter d'un moment à l'autre. Les représentants de notre gouvernement nous disent toutefois que tout le monde ne partage pas ce point de vue, et c'est pourquoi j'aimerais leur poser la question suivante: Quels sont les risques encourus par le Canada s'il prenait le genre d'initiatives que Mme MacDonald et M. Broadbent nous suggèrent? Vous pouvez, si vous préférez, diviser votre réponse en deux parties, en commençant par donner suite à l'intervention de M. Morrison et par me donner une appréciation mathématique des risques économiques, et ensuite, en proposant une appréciation des risques politiques.

M. Kergin: Monsieur le vice-président, je ne pense pas qu'il me soit possible de faire des commentaires sur le risque politique, car tout ce qui touche son image et sa réputation est une prérogative réservée au gouvernement.

Le risque que je mentionnerai est les sanctions s'avèrent inefficaces. À moins de les préparer méthodiquement et d'assurer qu'elles sont appliquées totalement et de manière générale, les mesures économiques telles que les sanctions peuvent facilement s'avérer inefficaces. Et si elles sont perçues comme inefficaces parce que plusieurs pays ont décidé de ne pas s'impliquer... Je ne suis pas un expert dans le domaine pétrolier, mais le pétrole est particulièrement fongible. Il peut être facilement acheminé en passant par des pays tiers ou en recourant à d'autres stratagèmes. Il est très difficile de contrôler l'origine du pétrole. Le pétrole nigérian est caractérisé par une vaste teneur en souffre, ce qui en fait un pétrole rare, mais pas unique.

.1105

La clé, selon moi, quand on affaire à un pays comme le Nigéria - bien qu'il soit exact de dire qu'il soit plus vulnérable que ne l'était l'Afrique du Sud, au sens où il n'a qu'un seul grand produit à vendre - est que cette ressource est extrêmement difficile à contrôler à moins qu'il n'y ait une application totale et générale des sanctions, et la détermination nécessaire à leur application.

M. Volpe: Vous êtes donc d'accord avec M. Nossal. Dans le mémoire qu'il a soumis au comité, il recommande foncièrement de ne pas recourir aux sanctions, ni aux embargos ni à quelque action dont on ne peut pas garantir l'impact géographique et politique dans la région visée par l'embargo.

M. Kergin: Je n'ai pas lu le mémoire, mais c'est effectivement un des problèmes. Tout le monde doit accepter les sanctions et y adhérer; si ce n'est pas le cas, les sanctions ne sont pas efficaces.

M. Volpe: Selon vous, est-ce la raison fondamentale pour laquelle nous continuons de favoriser le dialogue au lieu d'adopter une position de pointe?

M. Kergin: Je ne vois rien de mal à promouvoir les sanctions, si c'est la décision du gouvernement d'agir en ce sens. Il ne serait peut-être pas efficace d'appliquer des sanctions unilatéralement, car si le Canada se retrouve seul à le faire, on pourrait alors se demander en quoi cela pourrait être efficace pour renverser la situation au Nigéria.

M. Volpe: À part ces scénarios, avez-vous songé à ce que pourrait être l'attitude du Canada si le Nigéria se retrouvait dans une situation semblable au Rwanda? Quel pourrait en être le coût pour le Canada?

M. Kergin: Si le Nigéria venait à imploser et s'il y avait une guerre civile, ce genre de chose?

Nous évaluons actuellement le coût de la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine. Il va être très élevé, sans doute. Je ne suis pas spécialiste de l'Afrique - Claude Laverdure pourrait sans doute mieux vous répondre - mais le coût, pour tenter de soulager les souffrances et les tragédies qui découleraient d'une guerre civile au Nigéria, serait extrêmement élevé.

M. Volpe: Serait-il suffisamment élevé pour que nous mettions dans la balance, d'une part, les coûts économiques d'une attitude agressive et la demande de sanctions, d'embargos et autres mesures, d'autre part?

M. Kergin: Ici encore, je pense qu'il faut se poser la question de l'efficacité d'une mesure. Si nous appliquons des sanctions unilatéralement, le Canada n'obtiendra pas de résultats efficaces...

M. Volpe: Le mot «efficace» me pose un problème; vous pouvez peut-être m'éclairer.

Dans cette même pièce, il n'y a pas tellement d'années de ça, nous avons reçu un représentant du gouvernement sud-africain qui a tenté de convaincre les membres de notre groupe parlementaire - j'en suis le seul rescapé ici et je peux donc parler sans crainte d'être contredit - qu'il vaudrait peut-être mieux qu'il n'y ait pas de sanctions à l'égard de l'Afrique du Sud; et cela venait de la bouche de quelqu'un qui était tout à fait opposé à l'apartheid.

L'efficacité des sanctions se mesure à leur résultat final. Le résultat final est ce que vous et moi pouvons constater aujourd'hui - vous peut-être encore plus nettement que moi.

Mon problème aujourd'hui est de savoir comment mesurer l'efficacité des sanctions. Ayant choisi de parler en particulier de l'utilisation du mot «risque» par M. Broadbent et des questions de M. Morrison, je ne peux pas faire autrement que de m'occuper de l'incidence économique de ce risque. Vous avez parfaitement raison; nous serons soit les bénéficiaires, soit les victimes de tout risque politique que nous prendrons.

Envisagez-vous de nous donner une définition de l'efficacité à court terme, et par conséquent pratique, immédiate, ou de celle qui s'inscrirait dans une perspective à plus long terme, comme dans le cas du modèle sud-africain?

.1110

M. Kergin: Il faut mesurer l'efficacité, à court terme ou à long terme, en fonction de l'objectif que l'on s'est donné; et je pense que cet objectif serait...

M. Volpe: Le modèle sud-africain.

M. Kergin: Cela a pris plus de 30 ans.

M. Volpe: En ce qui concerne le Canada, cela a pris de 1986 à je ne sais plus quand.

M. Kergin: Pour ce qui est de l'application des sanctions, on parle d'environ 10 ans.

Quand on envisage des sanctions, il faut que ce soit des sanctions globales. Si des sanctions globales étaient imposées au Nigéria... L'un des points soulevés par M. Nossal - et je ne sais pas si c'est ce à quoi vous faisiez allusion - c'est le coût qu'elles représenteraient pour les habitants du Nigéria, qui souffriraient des conséquences des difficultés économiques supplémentaires qu'entraîneraient les sanctions.

C'est un facteur qui doit être pris en compte. Et je n'ai rien à dire à ce sujet. Claude Laverdure serait sans doute plus à même d'en parler. En ce qui me concerne, je mesurerais l'efficacité des sanctions à l'aune de l'évolution vers la démocratie au Nigéria; si un ensemble global de sanctions permettait de progresser dans cette direction, je pense qu'il vaudrait la peine de faire quelque chose pour y parvenir. J'ai l'impression qu'un grand nombre d'observateurs internationaux considèrent qu'il pourrait en être ainsi.

Le président: Madame Debien.

[Français]

Mme Debien: Je voudrais simplement faire un petit commentaire sur la question soulevée par M. Volpe, à savoir quel risque prendrait le Canada en intervenant. Je pourrais lui dire que le Canada prendrait certainement le risque de redevenir le leader qu'il a toujours été dans le domaine du respect des droits de la personne.

M. Volpe: J'ai seulement posé la question.

M. Debien: C'est vous qui représentez le gouvernement.

M. Volpe: D'accord.

Mme Debien: Mon autre commentaire s'adressait à M. Kergin, mais je pense queM. Broadbent l'a parfaitement exprimé. Combien de protestations, d'indignation et d'années faudra-t-il avant que tous les pays fassent consensus? Je pense que M. Broadbent a parfaitement répondu à ce commentaire.

Monsieur Laverdure, vous nous avez dit que le ministre Ouellet et vous-même aviez rencontré, dans le cadre de la Conférence sur la Francophonie, tous les petits pays qui entouraient le Nigeria et que ceux-ci vous avaient fait part de leur appréhension quant à des sanctions économiques par le biais d'un embargo pétrolier.

Ces autres pays croient-ils que la crise que vit le Nigeria actuellement, si elle n'est pas réglée d'une façon ou d'une autre - je ne m'interroge pas sur les moyens - , risque d'être aussi dramatique pour eux, compte tenu de leur dépendance financière, de leurs frontières communes, des problèmes de réfugiés que cela pourrait occasionner, des problèmes de clandestinité dont on nous a parlé, des détournements d'avion et des bombes qui pourraient faire exploser toute cette partie de l'Afrique?

Ces pays-là, indépendamment de leurs relations commerciales avec le Nigeria, sont-ils d'avis qu'il pourrait y avoir des conséquences plus graves si on ne règle pas ce problème-là?

M. Laverdure: Madame, c'est l'un des arguments que M. Ouellet a cherché à utiliser, pas nécessairement pour les contredire, mais pour questionner leur façon de voir les choses. Il faut voir comment nous travaillons actuellement avec des pays voisins du Nigeria qui sont extrêmement pauvres, parmi les plus pauvres du monde.

.1115

Il est peut-être difficile pour ces gens de penser à moyen et à long termes plutôt qu'à court terme. Nous nous sommes entretenus à Cotonou avec Pierre Sané, le secrétaire général d'Amnistie Internationale, qui disait à ces gens qu'il valait mieux qu'ils souffrent un embargo économique maintenant plutôt que d'attendre que les choses explosent, car le drame serait alors encore plus grave chez eux qu'un embargo économique.

La majorité de nos interlocuteurs ont préféré s'en tenir à leur ligne et nous rappeler qu'ils tirent presque toute leur énergie, que ce soit au niveau du pétrole ou de l'électricité, de leur voisin, le Nigeria, à bon prix, disent-ils.

De plus, ces petits pays, qui comptent entre 5 et 50 millions d'habitants, dans bien des cas, exportent de 80 à 85 p. 100 de leur production agricole et autre aux 100 millions de Nigériens qui sont de bons acheteurs. Ce qu'ils craignent, c'est que nous traquions dans un coin le général Abacha et qu'eux subissent directement et immédiatement les effets secondaires de la prescription.

Comme vous l'indiquez, nous avons apporté l'argument inverse, à savoir que si on ne fait rien, les choses vont sauter de l'intérieur et on aura un autre Biafra. Je ne crois pas que nous les ayons convaincus, mais au moins, nous avons transmis notre message, nous avons fait part de nos impressions et nous avons été écoutés, je crois. Par contre, je ne suis pas certain que si on recommençait la tournée la semaine prochaine, ces gens-là auraient changé d'idée. Donc, il faudra peut-être, comme le proposait M. Volpe, savoir nous-mêmes prendre des risques et encourager d'autres pays à en prendre.

Cependant, les coûts pour le Canada pourraient s'avérer importants. Il s'agit de savoir ce qui est le plus coûteux: subir une explosion du Nigeria ou faire face à huit ou neuf pays voisins qui, s'il y a un embargo pétrolier, nous diront: «Nous avons davantage besoin de l'aide canadienne pour renflouer nos coffres, compte tenu du problème que nous avons avec le voisin». Donc, je pense que, d'une façon ou d'une autre, ce qui se passe au Nigeria en ce moment risque de nous coûter cher.

Le président: Madame MacDonald, vous avez des commentaires à faire?

[Traduction]

Mme MacDonald: Je voudrais revenir sur la question de l'efficacité ou de l'inefficacité des sanctions.

Les sanctions ne peuvent jamais être totalement globales et efficaces. Il y a toujours quelque chose qui parvient à passer à travers les mailles. On l'a constaté dans le cas de l'Afrique du Sud, et on le constate dans le cas de l'Iraq. Mais il y a d'autres mesures qui peuvent être prises.

En 1989, le secrétaire-général m'a invitée à siéger à un comité composé de personnalités éminentes pour examiner les moyens auxquels recouraient les multinationales pour contourner les sanctions à l'égard de l'Afrique du Sud. Notre rapport, qui pointait du doigt plusieurs multinationales, les a amenées à changer leur mode de fonctionnement en Afrique du Sud. Il y a donc d'autres moyens d'action.

Chose intéressante, l'éminente personnalité, membre de ce groupe, qui se chargea de rédiger le préambule du rapport n'était autre que Wole Soyinka.

Le président: Monsieur English.

M. English (Kitchener): Je voudrais enchaîner sur ce qui a été dit sur les sanctions et leur efficacité.

Dans le mémoire de M. Nossal - je ne l'ai pas lu, mais j'ai lu son livre, et je pense que l'on devrait en faire circuler un résumés - il prétend que les sanctions sont essentiellement illusoires si l'on examine leurs résultats. Ce qui est intéressant toutefois, en l'occurrence, c'est qu'elles semblent représenter autre chose qu'une simple prise de position morale. Les deux pays africains, sans doute les deux pays du monde, qui ont véritablement fait l'objet de sanctions - l'Afrique du Sud et le Zimbabwe - sont précisément ceux qui réclament que l'on en prenne. On penserait que Mandela - et Mugabe, d'ailleurs - estiment tous deux que les sanctions les ont aidés énormément à trouver un règlement véritablement pacifique de la situation en Afrique du Sud et en Rhodésie. C'est une des choses que je voulais dire.

.1120

Deuxièmement, à ce sujet, M. Kergin a mentionné la difficulté de mettre en oeuvre des sanctions pétrolières; toutefois nous imposons, et depuis quelque temps déjà, des sanctions pétrolières à l'Iraq, qui semblent s'avérer tout à fait efficaces.

Troisièmement, je reconnais que pour ce qui est des sanctions qui ont été imposées ces dernières années, leur effet a pris du temps à se manifester. Dans le cas de l'Afrique du Sud, il a fallu beaucoup de temps pour parvenir à infléchir le Commonwealth, principalement à cause de la résistance des gouvernements britanniques, à partir des années soixante.

Cela n'a toutefois pas empêché le Canada de jouer un rôle de premier plan à partir des années soixante, à partir de la conférence du Commonwealth au début des années soixante. Dans le livre qu'il a récemment publié, M. Trudeau parle de ses initiatives auprès du Commonwealth en les présentant comme le plus beau fleuron de sa carrière. Cela portait sur les droits de l'homme en Afrique du Sud. Le Commonwealth était pourtant une organisation pour laquelle il avait peu d'estime pendant les premières années qu'il a passées à la tête du gouvernement.

Quand on y regarde bien et que l'on considère le rôle du Canada, je trouve que cela s'est avéré bénéfique pour notre image dans les pays d'Afrique. Je serais heureux d'entendre les commentaires de notre collègue nigérian.

Au moment où nous avons procédé à la révision de notre politique étrangère, plusieurs Sud-Africains sont venus témoigner et ont déclaré que c'était grâce au leadership du Canada à propos des sanctions - nous nous sommes battus non seulement avec Mme Thatcher, mais avec les autres premiers ministres anglais dès 1961 - que notre pays occupait une place bien à part. En fait, il y a même eu des gens pour venir nous dire que les intérêts commerciaux du Canada en Afrique du Sud ont grandement bénéficié du fait que le nouveau gouvernement sud-africain reconnaissait que c'est nous qui avions été à l'avant-garde du mouvement.

Je pense qu'il s'agit d'arguments suffisamment forts en faveur d'une prise d'initiative canadienne immédiate.

Les États-Unis aussi étaient réticents à propos de l'Afrique du Sud, comme on sait, et l'Angleterre est à nouveau réticente dans le cas qui nous occupe. Il revient peut-être aux États d'importance moyenne, les six États qui dirigent l'Europe, d'aller de l'avant et d'entraîner les pays qui se sont toujours montrés réticents à l'égard des sanctions. Je suppose que les superpuissances, ou les puissances coloniales traditionnelles, le sont toujours. J'aimerais savoir ce que vous pensez de cet argument.

C'est peut-être l'occasion, pour le Canada, de se faire du capital sur la scène internationale... Je veux dire que, pour le Canada, l'objectif de la politique étrangère - comme le répète souvent notre ministre et comme l'ont répété les autres ministres par le passé - est de se faire un capital de crédibilité, de gagner une respectabilité internationale, qui, à long terme, est à notre avantage. Pas uniquement pour se faire un nom mais également, soyons francs, pour appuyer nos intérêts économiques.

M. Kergin: Oui, je suis d'accord avec tout ce que vous avez dit. Je crois seulement que, pour que les sanctions soient efficaces, il faut encore que la communauté internationale accepte de les prendre et de les appliquer.

M. English: Mais ce n'est pas ainsi que cela s'est passé dans les deux cas dont on parle. Ce fut un très long...

M. Kergin: Un très long processus.

M. English: ... et un processus difficile.

M. Kergin: Si je comprends bien, vous dites - et je suis d'accord avec vous - que nous devrions inciter les pays à réfléchir et à envisager des sanctions contre le Nigéria. Là-dessus, je suis d'accord avec vous. Je ne voulais simplement pas que l'on nourrisse l'espoir que dans les trois mois, comme quelqu'un l'a suggéré... Selon moi, il est très peu probable que des sanctions pétrolières globales puissent être imposées au Nigéria dans les trois mois. C'est un long processus. Il suffit de deux réfractaires pour qu'il devienne beaucoup plus difficile de rendre les sanctions efficaces quand il s'agit du pétrole.

Mais pour ce qui est de lancer une dynamique politique en ce sens, je suis tout à fait d'accord avec vous. Je ne veux tout simplement pas que l'on puisse penser que, dans un très court laps de temps, il va être possible de couper les moteurs de l'économie nigériane. Cela demandera du temps, car c'est un processus complexe. Voilà ce que je voulais dire.

M. English: Toujours dans la même veine, j'ai examiné à combien se chiffraient nos échanges commerciaux avec le Nigéria. Les importations sont d'environ 600 millions de dollars et les exportations d'environ 17 millions de dollars. Cela représente un énorme déficit commercial. Comme vous le disiez, il semble qu'on pourrait se procurer n'importe où ailleurs le produit que nous leur achetons.

.1125

Cela n'offre-t-il pas au Canada une belle occasion d'affirmer son leadership? On pourrait faire la différence sans qu'il nous en coûte beaucoup. Le leadership moral du Canada apporterait, semble-t-il, deux choses: premièrement, cela embarrasserait les autres pays qui pourraient difficilement ne pas suivre notre exemple; et deuxièmement, ce qui est probablement encore plus important, cela entraînerait une sensibilisation accrue de l'opinion publique vis-à-vis la situation au Nigéria. Cela permettrait que la question, pour reprendre l'expression utilisée, je crois, parMme MacDonald «reste d'actualité et ne soit pas jetée aux oubliettes», bref, cela entretiendrait un certain intérêt. On a peut-être là le moyen le plus efficace à long terme.

[Français]

M. Laverdure: Je me permettrai de dire que le leadership du Canada sur la question du Nigeria, à mes yeux, n'est pas remis en question. M. Chrétien et Mme Stewart ont joué un rôle très important à Auckland. M. Chrétien et M. Ouellet ont aussi joué un rôle très important à Cotonou. Je vous ferai remarquer que, dans mon esprit, quand j'analyse les raisons qui ont fait que les pays que nous avons visités ont tenu à nous faire des messages très clairs et très fermes, je conclus que le Canada est perçu, encore aujourd'hui, comme étant le leader, celui qui va toujours au-devant des coups, celui qui est prêt à prendre des risques, celui qui est prêt à influencer ses amis. Je pense qu'on n'a pas laissé tomber.

Il n'y a personne ici, ce matin, de notre côté, qui a affirmé que nous abandonnions toute idée d'embargo pétrolier, de voir s'il y aurait moyen d'aller chercher l'appui de ceux qui comptent et - je pense que c'est honnête de notre part - d'essayer de déterminer quelles en seraient les conséquences sur certains pays voisins et sur les gens qui habitent le Nigeria.

Je crois qu'il est normal que nous cherchions à évaluer cela. À mes yeux, il n'est pas inutile de rappeler qu'on a voulu que le Canada soit membre du comité des huit et que le Canada est toujours perçu comme étant un pays qui a du leadership en ces matières. Je crois qu'on va continuer de le faire. Actuellement, on essaie de voir comment y arriver et, comme le dit mon collègue Michael Kergin, comment s'assurer que les mesures que nous prendrons atteindront les objectifs que nous nous sommes fixés.

C'est peut-être un sujet que parfois on oublie au départ. Que cherchons-nous à faire au Nigeria et comment pouvons-nous y arriver? On en parle, mais c'est toujours sous-entendu. Nous avons des objectifs. Quelle sera la façon d'y arriver? Je crois que le Canada n'est pas frileux et n'a pas peur de prendre ses responsabilités.

[Traduction]

M. English: Je vous remercie de vos commentaires; je les apprécie beaucoup.

Il est tout à fait vrai que le premier ministre, aussi bien en Nouvelle-Zélande qu'au Sommet de la francophonie, a fait preuve de leadership. Je pense que les Canadiens l'ont massivement approuvé. Les commentaires qu'on a pu lire dans nos journaux et ce que j'ai entendu de la bouche de mes collègues sur son attitude, particulièrement à Auckland, montrent que les Canadiens aiment ce genre de leadership. Nous espérons simplement en avoir d'autres preuves à l'avenir.

Le président: Merci.

Avant de passer la parole à M. Martin, je voudrais dire que M. English a un important rendez-vous qui va nous priver de sa présence. Nous avons le quorum. M. Lastewka m'a informé qu'il avait une motion à proposer. Avec la permission du comité, j'aimerais arrêter la discussion pour l'instant afin de régler cela tout de suite. On pourra ensuite revenir aux questions après avoir entendu M. Martin.

La parole est à M. Lastewka.

M. Lastewka: Merci, monsieur le président.

Je voudrais d'abord préciser quelque chose: vous avez bien dit que la compagnie Shell avait déposé un document. Je le cherche.

Le président: Mme Hilchie a reçu une lettre de Shell Canada ce matin, dans laquelle la compagnie s'excuse de ne pas comparaître devant le comité et fait savoir que Shell Canada n'achète pas de pétrole au Nigéria et n'entretient aucune relation avec ce pays. Par conséquent, c'est son actionnaire principal qui... traite avec le Nigéria. Il ne lui a pas été possible, si l'on en croit cette lettre, de faire venir quelqu'un de Londres ou de Hollande pour parler de la situation en connaissance de cause. Les responsables de la compagnie ont donc préféré ne pas comparaître devant le comité.

Je pense avoir résumé correctement leur position.

M. Lastewka: Ont-ils déclaré dans la lettre qu'ils étaient disposés à venir éventuellement?

.1130

Le président: Non. Ils nous ont fait parvenir un mémoire préparé par la Shell International Petroleum Company Limited, de Londres. Ils ont dit qu'ils n'étaient pas au courant de la situation, ou ne pouvait pas... mais qu'ils envoyaient un mémoire rédigé par la compagnie internationale. Et c'est ce qu'ils ont fait.

M. Alcock m'a fait savoir qu'il jugeait ce comportement tout à fait inacceptable.

M. Volpe: Je suis d'accord avec lui. S'ils veulent faire une déclaration, qu'ils viennent et on les écoutera.

M. Lastewka: Je vais vous demander de faire preuve d'indulgence, car j'aimerais présenter deux motions. Je regrette que la multinationale ait adopté cette attitude; il leur aurait été profitable d'être ici aujourd'hui pendant que nous discutions de cette affaire très grave et urgente.

Par conséquent, j'aimerais proposer ce qui suit: que, vu l'extrême urgence de la situation au Nigéria, qui a été confirmée par les témoignages reçus par le Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international le 14 décembre 1995, le Comité invite le Gouvernement du Canada à prendre l'initiative de coordonner, avec les États-Unis, l'Union européenne et d'autres partenaires, un embargo pétrolier exécutoire pour mettre un terme à la terreur que font régner les militaires dans ce pays et aider les Nigériens à s'engager pacifiquement sur la voie d'un changement démocratique.

Mme Beaumier: J'appuie cette motion.

M. Broadbent: Avez-vous besoin d'appuis pour cette motion?

Le président: Monsieur Broadbent, vous essayez de rentrer au Parlement par la petite porte - et Mme MacDonald aussi.

Des voix: Oh, oh!

Le président: Les autres membres souhaitent-ils faire des commentaires? J'en conclus que cette motion recueille l'assentiment général.

La motion est adoptée

Le président: Monsieur Lastewka, vous avez une seconde motion?

M. Lastewka: Oui, en effet. Je suis déçu que Shell n'ait pas pu venir et je propose que, conformément aux pouvoirs qui lui sont conférés en vertu du règlement 108(1)a), le Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international ordonne qu'un représentant de Shell Canada comparaisse devant lui pour apporter un témoignage dans le cadre de l'étude du comité portant sur la situation au Nigéria.

On leur accordera le temps nécessaire pour que leur siège social international et leurs réseaux multinationaux puissent faire les préparatifs qu'ils jugeront nécessaires avant de comparaître devant ce comité.

Mme Beaumier: J'appuie cette motion.

Le président: La greffière m'informe que cette motion est recevable.

Quelqu'un veut-il discuter de cette motion?

[Français]

Monsieur Leblanc, vous êtes d'accord sur la proposition?

M. Leblanc: Oui, mais je me demande pourquoi on exigerait cela de Shell alors qu'on ne l'exigerait pas d'autres compagnies pétrolières.

Le président: Si j'ai bien compris, il s'agit exclusivement de Shell International, qui a des activités au Nigeria. La seule autre compagnie pétrolière qui a été mentionnée au comité est Irving Oil du Nouveau-Brunswick qui, après tout, ne fait qu'acheter du pétrole lors d'une transaction commerciale normale. Donc, c'est Shell qui est au Nigeria depuis le commencement. D'après la preuve qu'on a entendue aujourd'hui, c'est la société la mieux placée dans le monde pour nous renseigner sur l'économie pétrolière du Nigeria.

[Traduction]

M. Lastewka: Monsieur le président, j'espérais qu'en adoptant la première motion, on réglerait la question d'Irving Oil.

Le président: Parfait, c'est vrai.

M. Ihonvbere aimerait peut-être ajouter quelque chose pour aider M. Leblanc.

.1135

M. Ihonvbere: Comme on l'a déjà fait remarquer, Shell est au Nigéria depuis 1908. C'est la compagnie pétrolière dominante. Elle possède 95 puits de pétrole en Ogoniland, et c'est sa tentative de construire d'autres pipelines sans compensation pour la communauté qui a engendré le conflit qui s'est éventuellement soldé par la mort de neuf officiels.

C'est à Shell que le MOSOP, le Mouvement pour la survie du peuple ogoni, que les premières demandes de compensation pour les dommages causés à l'environnement et la destruction des terres et de la vie marine, etc. furent adressées.

Le président: Je vous remercie.

M. Broadbent: Monsieur le président, mes observations visaient directement le comportement de Shell. Si le comité souhaite - après avoir adopté cette première motion, une très louable initiative - discuter avec Shell de son comportement passé au Nigéria et de l'efficacité d'un embargo pétrolier, il serait peut-être bon d'inviter les autres multinationales. Je crois savoir que Shell est responsable d'environ 50 p. 100 de la production, mais il y a d'autres intervenants majeurs. Il serait judicieux de veiller à ne pas faire venir les autres compagnies pour les traiter en victimes ou pour les prendre pour cibles. Je pense que Shell, en particulier, devrait s'expliquer sur son comportement, mais il pourrait être utile que le comité entende ce qu'ont à dire les représentants des autres multinationales sur l'efficacité d'un embargo.

M. Volpe: Je pense que c'est une suggestion intéressante, mais elle ne va pas nécessairement à l'encontre de la motion. Si je comprends bien son auteur, il l'a présentée du fait que Shell a déjà refusé notre invitation, mais nous n'avons pas offert aux autres compagnies pétrolières la possibilité de venir aussi s'expliquer. Pour donner suite aux propos de M. Leblanc, on pourrait peut-être inviter les autres compagnies. Si l'on n'obtient pas de réponse, il sera alors approprié de suivre le précédent créé par le comité aujourd'hui.

Le président: Je trouve cela convenable. Mesdames et messieurs les membres du comité je veux éviter que l'on interprète la réponse de Shell comme un refus. Je devrais donc, sans doute, déposer cette lettre de manière à ce que tous les membres du comité puissent constater ce qu'a dit Shell. J'ai donné mon interprétation, mais si elle est erronée, ce n'est pas juste envers eux. Voilà la première chose que je voulais dire.

La lettre devra suffire. Ils déclarent qu'ils ne sont pas en mesure de faire des commentaires éclairés sur ces questions car Shell Canada est une compagnie canadienne qui n'a pas d'activités au Nigéria. Qu'ils fourniront une déclaration émanant de leur siège social.

Si l'on adopte la motion de M. Lastewka, j'aimerais envisager avec eux comment on pourrait faire venir quelqu'un du siège social. Comme l'a dit clairement M. Lastewka dans son introduction, nous savons que les sociétés se cachent derrière le voile de l'anonymat, mais elles sont interconnectées et l'on peut peut-être espérer une meilleure coopération.

Je vais donner suite à la suggestion de M. Broadbent, avec Mobil et avec d'autres compagnies.

Les compétences de notre comité ne s'étendent qu'aux citoyens canadiens et aux entreprises canadiennes, ce qui fait que nous ne pouvons pas exiger la présence de quiconque est étranger au Canada. Nous pouvons, bien sûr, exercer notre influence morale pour tenter d'obtenir les meilleurs témoignages possibles des entreprises canadiennes, et je ne manquerai pas de donner suite, si cette motion est adoptée.

Si c'est le cas, je recommande que cela se fasse dans l'optique de l'étude de la question des sanctions. Nous pourrions alors faire venir M. Nossal, qui n'a pas pu être avec nous ce matin, et l'on pourrait entendre tout le monde en même temps.

Voilà ce que je recommande. On pourrait faire quelque chose à propos des sanctions et sur la façon dont elles fonctionnent, ce qui nous permettrait de mieux comprendre comment elles pourraient être appliquées.

M. English: Monsieur le président, une réunion avec Shell Canada s'avérerait utile sous bien des angles, car cette compagnie est au coeur du problème. Shell a publié des annonces dans les journaux, et c'est cette compagnie qui a, selon M. Broadbent, de longs antécédents au Nigéria.

Tout en respectant l'opinion de M. Leblanc, je pense qu'on risque de compliquer les choses si l'on va trop loin en essayant de faire venir d'autres compagnies, indépendamment de la question de nationalité. Si M. Nossal est invité - je n'ai rien contre - je suggère que l'on fasse venir Mme Leslie Pal pour lui répondre.

.1140

Le président: Très bien. Je suis ouvert à cette proposition. J'ai mentionné M. Nossal, parce qu'il était censé être ici aujourd'hui et n'a pas pu se joindre à nous à cause d'une tempête de neige. Cela nous donnerait la possibilité de le faire venir. C'est quelqu'un que nous ne connaissons pas. Il est clair que son opinion - son document nous a été distribué - est que les sanctions sont généralement difficiles à imposer. Par conséquent, il ne les recommande pas, mais il reconnaît que dans certaines circonstances, elles s'avèrent appropriées. Nous sommes peut-être confrontés à de telles circonstances. Ça serait intéressant de l'entendre.

M. English: Je pense simplement que l'on devrait avoir deux points de vue.

Le président: Tout à fait. Je suis tout à fait d'accord.

M. Martin (Esquimalt - Juan de Fuca): J'aimerais simplement poser une question àM. Ihonvbere à ce sujet.

Êtes-vous au courant que la compagnie Shell investit 3,5 milliards de dollars dans le Delta du Niger pour réparer les dommages causés à l'environnement? Est-ce vrai?

M. Ihonvbere: Non, ce n'est pas vrai.

Je devrais peut-être préciser que ma thèse de doctorat, à l'Université de Toronto, portait sur l'industrie pétrolière au Nigéria. J'ai étudié, entre autres, les politiques environnementales des compagnies au cours des 15 dernières années.

Dans la plupart des cas, Shell - cela est également vrai à un moindre degré des autres compagnies - a divisé les communautés et versé une indemnité symbolique à certaines cliques formées au sein de ces communautés, plutôt que de nettoyer les dégâts. De fait, le vidéo dont j'ai parlé plus tôt montre clairement, et de façon indiscutable, l'impact des activités dans ces régions, y compris le torchage, qui va à l'encontre des méthodes de nettoyage acceptables qui supposent que l'on réinjecte ou que l'on conserve le gaz. Mais ils préfèrent le brûler. Dans la plupart de ces communautés, il fait jour en permanence, car on torche le gaz 24 heures par jour.

J'ai ici copie d'une note de service envoyée par le groupe de travail sur la sécurité interne chargé de remettre de l'ordre en Ogoniland. On y déclare que les attaques contre les communautés ont été organisées parce que «Shell ne peut toujours pas mener ses activités d'exploitation à moins qu'une opération militaire musclée ne permette à l'activité économique de se dérouler sans heurt.» On y parle aussi «de pressions sur les compagnies pétrolières en vue de contributions financières régulières et rapides, tel que discuté.»

Il existe donc suffisamment de preuves de l'implication financière de Shell dans le soutien aux «opérations de nettoyage» - c'est l'expression utilisée dans la note envoyée au gouverneur - ainsi que des pressions que cette compagnie a exercées sur le gouvernement en vue d'une occupation militaire et d'un «nettoyage» de la région, afin de pouvoir poursuivre leur production pétrolière.

[Français]

Le président: Monsieur Leblanc, vous avez une question?

M. Leblanc: Si on invitait d'autres compagnies de pétrole, même si elles ont peu d'activités au Nigeria, nous aurions peut-être un débat un peu plus large. On exige qu'elle vienne. Je suis d'accord en principe, mais à la condition qu'on élargisse un peu le débat.

Le président: Je suis d'accord aussi. On fait un sondage et

[Traduction]

vu que vous êtes ici aujourd'hui, monsieur Ihonvbere et que vous connaissez tellement bien cette région, j'aimerais proposer aux membres du comité que si l'on donne suite à cette proposition, étant donné l'urgence de la situation que tous les membres du panel ont reconnue, on pourrait organiser une séance avant que le Parlement se réunisse à nouveau en février. J'espère que les membres du comité sont disposés à revenir - c'est du moins ce que nous allons essayer de faire - dès que possible au début de l'année prochaine. On ne va pas laisser traîner les choses jusqu'en février. Il faut le faire avant que le Parlement reprenne. Nous aurons donc une réunion spéciale du comité.

Vous serait-il aussi possible, monsieur, de revenir pour nous faire profiter de votre expertise - ou est-ce qu'Austin est trop éloigné de Toronto en hiver?

M. Ihonvbere: Mais certainement. Je serais ravi de revenir.

M. Broadbent: Monsieur le président, on pourrait se réunir à Austin.

Des voix: Oh, oh!

M. Lastewka: J'appuie les suggestions de M. Leblanc. La seule raison pour laquelle j'avais nommé Shell, c'est que nous les avions invités. Ils se sont contentés de nous envoyer une lettre. J'ai lu l'annonce qu'ils ont publiée dans les journaux, leur message à la population canadienne: «Une pensée claire à une époque troublée». En tant que membre du Parlement, je suis fermement convaincu que si Shell a fait passer cette publicité, ils nous doivent de venir ici et de discuter avec nous.

Le président: C'est une très bonne remarque. Merci, monsieur.

La motion de M. Lastewka est déposée, appuyée par Mme Beaumier. Y a-t-il d'autres commentaires? Dois-je comprendre qu'elle recueille l'assentiment unanime du comité?

La motion est adoptée.

Le président: Je vous remercie, monsieur. Si je comprends bien vous me demandez d'essayer d'intervenir pour que nous puissions aller plus loin et obtenir d'autres témoignages susceptibles de nous éclairer dans nos délibérations sur cette question.

M. Lastewka: C'est exact, monsieur le président. Je réalise que c'est une multinationale et qu'il faut leur laisser le temps voulu, mais je sais aussi comment ces entreprises fonctionnent.

Le président: C'est utile.

Il nous reste 15 minutes. C'est au tour de M. Martin. Nous avons assez de temps pour faire intervenir quelque trois autres personnes.

.1145

M. Martin: Je prétends que lorsque tout est dit, les risques découlant d'une non-intervention dépassent de très loin ceux que pourrait comporter une intervention, non seulement pour nous-mêmes en tant que pays, indépendamment des aspects humanitaires ou financiers, mais également pour des entreprises telles que Shell. Allons-nous nous manifester sur la scène internationale pour expliquer à nos voisins, aux pays nordiques, à l'OUA, aux Nations unies, que la non-intervention va nous coûter à tous beaucoup plus, éventuellement, que si l'on fait quelque chose immédiatement? J'aimerais que l'on adopte cette tactique.

J'aimerais demander à M. Ihonvbere et à Mme MacDonald s'ils considèrent qu'un gel des avoirs des participants au régime du général Abacha constituerait un levier efficace. À mon sens, ce régime devient progressivement de plus en plus paranoïaque, isolé, à mesure que le temps passe, et la capacité de la communauté internationale... les recours diplomatiques vont en réalité devenir de moins en moins efficaces à mesure que le temps passe.

Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux s'en prendre à ce qui compte - à leur portefeuille. Pensez-vous que si le Canada prenait l'initiative de demander un gel des avoirs personnels - aussi difficile que cela puisse être - du général Abacha et des tenants de son régime, ce serait une contribution utile de la part du Canada?

M. Ihonvbere: C'est l'une des exigences formulées par les groupes populaires oeuvrant au Nigéria, ainsi que par TransAfrica. Naturellement, je me rends compte qu'il sera très difficile d'avoir accès aux comptes spéciaux ouverts en Suisse et ailleurs, mais si cela permettait d'exercer des pressions supplémentaires sur le gouvernement, je pense que ce serait souhaitable.

Un mot à propos d'un argument que l'on avancera probablement pour répondre au gouvernement canadien, en fait qu'un programme de transition soit déjà en place. Il n'y a pas de programme de transition actuellement en place au Nigéria. D'ailleurs, on ne met pas en route un programme de transition en interdisant les syndicats, en emprisonnant les leaders de la démocratie qui vivent dans la pauvreté, en fermant les universités et en pendant les activistes sociaux et politiques. Ce faisant, on ne parvient qu'à aliéner leurs sympathisants et à trouver une excuse pour consolider le pouvoir militaire et étouffer la démocratie.

Ainsi donc, attendez-vous à ce que l'on vous demande pourquoi vous envisagez des sanctions au moment où le gouvernement entreprend la transition vers la démocratie. Je sais d'une source à l'intérieur du Nigéria que le programme de transition annoncé le 1er octobre... sa durée de trois ans ne correspondrait qu'à un minimum.

M. Martin: Le groupe de 53 personnalités qu'il a créé pour le conseiller sur la politique étrangère n'est rien d'autre qu'une mystification, si je comprends bien.

M. Ihonvbere: La plupart d'entre eux ont contribué à faire échouer les dernières élections.

Mme MacDonald: Dans nos recommandations au Commonwealth, nous demandions fermement qu'un expert étudie immédiatement les moyens les plus efficaces pour geler les avoirs du régime nigérian à l'étranger. Rien n'a été fait. C'est l'une des choses que, j'espère, Mme la ministre pourra faire valoir à Londres, car le Commonwealth pourrait lui-même lancer une telle initiative. Il n'est pas nécessaire d'obtenir l'appui des autres organisations. Ce serait, selon moi, extrêmement utile - tout comme l'annulation ou la non-délivrance de visas à tous les gens liés d'une manière quelconque au régime militaire, une mesure qui devrait être appliquée sans réserve par les pays du Commonwealth.

M. Martin: J'aimerais proposer une motion, monsieur Graham.

Le président: Avez-vous vérifié auprès de la greffière pour voir si cette motion est recevable? Malheureusement, nous n'avons plus quorum. Vous pouvez toutefois déposer un avis de motion que nous prendrons en considération à la prochaine réunion. C'est ce que je vous invite à faire.

.1150

M. Martin: Dans ce cas, je vais déposer deux motions.

J'aimerais aussi savoir si vous êtes au courant - et s'il est vrai - que la compagnie Vickers, du Royaume-Uni s'apprête à vendre pour 230 millions de dollars de chars au Nigéria. Est-ce vrai? On doit être en train de conclure ce contrat au Nigéria au moment où nous parlons. Êtes-vous au courant?

M. Kergin: John Major a annoncé qu'il y aurait un gel des exportations de nature militaire du Royaume-Uni à destination du Nigéria. La question est de savoir - nous allons nous informer - si cette mesure prenait effet au moment où la déclaration a été faite ou si les contrats déjà signés vont être honorés. Je ne sais pas ce qu'il en est, mais nous allons nous informer.

Il a toutefois publiquement déclaré que la vente d'équipement militaire allait être interdite. Dans les cas où il y a des obligations contractuelles, la vente peut avoir lieu avant l'entrée en vigueur de l'interdiction. Nous allons nous informer. Je ne sais pas ce qu'il en est.

M. Martin: Je vais laisser quelqu'un d'autre poser des questions, car j'en ai tellement que cela prendrait beaucoup de temps.

Monsieur le président, je vous remercie de votre compréhension.

Le président: Les motions sont maintenant...?

M. Martin: Je vous les apporterai pour en discuter à la prochaine séance.

Le président: Je vous remercie.

La parole est à M. Lastewka et ensuite, à M. Leblanc.

M. Lastewka: Monsieur le président, je voudrais poser une question à M. Ihonvbere qui a fait un long voyage pour venir du Texas; on a dit qu'un embargo pétrolier n'aurait pas de conséquences sur la population nigériane parce qu'elle est déjà dans un état de dénuement extrême, et qu'elle ne tire aucun avantage des ventes de pétrole. Il a été question du chômage et de ce genre de chose.

Je n'ai pas bien compris ce qui a été dit à propos des États limitrophes du Nigéria. J'espérais poser cette question plus tôt mais à cause du problème de quorum, j'ai dû me presser. Je n'ai pas bien saisi ce que vous et les autres panélistes avez dit au sujet de l'effet qu'aurait un embargo sur les États voisins du Nigéria.

M. Ihonvbere: Plusieurs pays d'Afrique occidentale, y compris la Tanzanie, dépendent également du Nigéria pour les importations pétrolières. Mais ils pourraient facilement s'approvisionner au Gabon, qui est un pays voisin, ou même en Libye, pays avec lequel ils continuent de commercer, ou encore en Angola, qui a maintenant normalisé ses relations avec les États-Unis et qui tente énergiquement de pénétrer les marchés africains. Je ne pense donc pas que cela aurait des conséquences désastreuses pour les pays de la région, si l'on imposait un embargo pétrolier au Nigéria.

Pour ce qui est des conséquences internes, nous possédons suffisamment de preuves que ce qui est encaissé actuellement, c'est-à-dire environ 40 millions de dollars par jour, n'est pas distribué uniformément et ne sert pas à la prestation des services de base. Par conséquent, un embargo pétrolier permettrait de conserver pour un Nigéria démocratique, des ressources qui sont actuellement dilapidées et pillées par l'étranger au bénéfice du régime militaire.

M. Lastewka: Il me reste une question pour les panélistes, car je suis sur la même longueur d'ondes que M. Martin.

Quand on essaie de trouver une solution, quel que soit le problème ou la difficulté qui se pose, il me paraît toujours préjudiciable d'ostraciser le responsable parce qu'il est toujours difficile de renouer les liens. C'est l'observation que j'ai faite à Mme la ministre lorsqu'elle était parmi nous. Si on dit: soit vous faites ce qu'on vous demande, soit on vous chasse... Quelquefois, il est bon que ceux qui font quelque chose de mal soient assis à la table, afin qu'ils puissent entendre continuellement les reproches des autres. Qu'en pensez-vous?

M. Broadbent: J'aimerais beaucoup pouvoir intervenir à ce sujet, monsieur le président.

Sur le principe, je suis d'accord avec ce que l'on vient de suggérer. Il est bon d'avoir là-bas des gens qui parlent en notre nom. C'est pour cette raison, par exemple, que j'appuie le renvoi de notre ambassadeur afin qu'il y ait quelqu'un qui puisse faire le nécessaire sur place.

En l'occurrence, je vois un parallèle avec la situation en Haïti. Quand on affaire à un individu comme celui qu'a décrit un des témoins - qui connaît bien mieux son pays que moi, évidemment - cela rappelle, de bien des manières, le général Cédras, en Haïti, qui restait imperméable à tout discours rationnel.

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C'est seulement en passant ce genre de résolution - et j'espère que notre gouvernement le fera - fondée sur le leadership dont fait preuve le comité pour guider le gouvernement canadien en ce sens, et en démontrant clairement la volonté de faire peser tous les arguments économiques possibles, que l'on va amener cet individu à dialoguer, à réagir d'une façon ou d'une autre.

C'est un moyen auquel, me semble-t-il, l'on ne devrait recourir que rarement, pour les raisons que vous avez mentionnées. Il vaut mieux, de façon générale, en politique et sur la scène internationale, que les gens dialoguent. Mais lorsque vous en arrivez à la conclusion que les discussions ne mènent à rien, et qu'en réalité, votre interlocuteur ne cherche qu'à utiliser la diplomatie internationale pour prolonger les discussions, je pense que le moment est alors venu de recourir au genre d'action directe recommandée par le comité, du genre de celle que l'on a utilisée éventuellement à l'égard du général Cédras, en Haïti, pour l'obliger à accepter un règlement.

C'est tout ce que je voulais dire.

Mme MacDonald: En temps normal, je serais d'accord avec votre proposition, c'est-à-dire qu'il faut garder les gens autour de la table s'il existe la moindre chance de pouvoir dialoguer honnêtement avec eux. Je ne pense pas que cela soit possible dans le cas du régime en place au Nigéria.

Le général Abacha ne parle à personne, même pas aux membres de son propre cabinet. Il ne les a pas réunis depuis un an. Il promulgue des décrets et c'est à peu près tout. Il n'a rencontré aucun haut commissaire ni ambassadeur. C'est un homme qui s'est totalement coupé de la population en général, et même des militaires dont il dépend.

Les principaux ministres que nous avons rencontrés... Par exemple, le ministre des Affaires étrangères, M. Akinyemi, a passé deux heures à essayer de nous faire une leçon pour nous démontrer que la primauté du droit existait bel et bien au Nigéria. C'est essentiellement ce qu'il a essayé de faire quand nous l'avons rencontré. Le ministre de l'Intérieur, que nous avons également rencontré et qui est responsable des prisons, a eu l'effronterie de prétendre que les prisons du Nigéria étaient parmi les plus humaines du monde.

Voilà le calibre des gens à qui vous avez affaire quand vous souhaitez discuter autour d'une table. Je ne pense pas qu'il soit possible d'avoir des échanges de vues raisonnables et réalistes avec un tel régime.

M. Lastewka: Monsieur le président, j'ai une dernière observation. Je remercie chaudement tous les témoins qui sont venus aujourd'hui d'avoir été si bien informés, si précis et si francs. À titre de membre du comité, j'ai énormément apprécié cette discussion en profondeur.

[Français]

Le président: Monsieur Leblanc, permettez-moi une petite question.

[Traduction]

Une seule autre question, qui fait suite à celle de M. Lastewka.

On nous a dit qu'une part importante des recettes pétrolières du Nigéria était détournée. L'argent ne va pas dans les coffres du pays, mais dans les poches de l'homme au pouvoir. A-t-on des chiffres? Quelqu'un est-il capable de dire au comité quelles sommes cela représente? Je présume que le but des sanctions serait de s'en prendre directement au portefeuille des dirigeants. Sait-on quelles sommes que cela pourrait représenter?

M. Ihonvbere: Il est difficile de le savoir précisément - Randal Robin a beaucoup étudié la question - car l'argent va dans des comptes spéciaux, en Suisse. Mais on sait qu'Abacha a lui-même offert de payer comptant plusieurs millions de dollars pour acheter l'Ambassade des États-Unis à Lagos, y compris une maison qui vaut 200 millions de dollars nigérians. Il s'agit de faits documentés.

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On a donc assez d'informations pour évaluer ce qu'il possède au Nigéria et dans des comptes courants, mais il est plus difficile de savoir ce qui se trouve en Suisse. Cela devrait aider les membres du comité à se rendre compte du régime auquel on a affaire.

C'est un régime qui a perdu tout espoir et toute confiance dans le système, et qui a créé un État parallèle. Les enfants des dirigeants ne fréquentent pas les universités locales. Ils se trouvent à l'étranger. On peut donc se permettre de fermer les universités pendant un an. Ils n'utilisent pas les hôpitaux locaux. Lorsqu'ils sont malades, ils se rendent à l'étranger ou font venir des médecins au Nigéria. C'est pourquoi les hôpitaux sont devenus des mouroirs. Les dirigeants n'utilisent pas le service postal local. Ils ne regardent pas les chaînes de télévision locales. Ils possèdent tous des antennes paraboliques.

On a donc affaire à des gens qui fonctionnent comme s'ils vivaient à l'étranger. Ils veillent sur leurs intérêts et ceux de leurs enfants, et intimident le reste du pays afin d'y parvenir.

Le président: Merci.

[Français]

Monsieur Leblanc.

M. Leblanc: Je sais que le Canada peut jouer un rôle important et il est important qu'il en joue un, mais je reviens à la question des Nations unies. Là-dessus, je m'adresse à M. Laverdure. Les Nations unies ont-elles déjà pris position par le biais de leurs branches de prévention? Est-ce qu'elles ont fait des déclarations en ce qui a trait à ce conflit?

M. Laverdure: Cette semaine, j'ai vu le texte d'une résolution qui est proposée, je pense, par une quarantaine de pays et dont on devait discuter hier ou aujourd'hui à New York. À mon avis, messieurs, ce n'est pas la résolution de l'année. Elle est fort mitigée et très souple dans son vocabulaire. Je ne sais pas si on aura réussi à la renforcer. Il faudra voir aussi quelle réception on lui fera. Je pense que si les pays des Nations unies jugent parfois nécessaire de modifier les textes, c'est pour aller chercher des votes.

Si le texte est trop dur, on perd trop de votes et, à la fin, on approuve des résolutions qui n'ont pas trop de conséquences. Je ne sais pas si on en a discuté hier ou si on le fera aujourd'hui, mais il y a un projet de résolution devant les Nations unies cette semaine. On reconnaîtra qu'il y a une situation grave au Nigeria, mais de là à vous dire que la résolution proposera des mesures fermes... Personnellement, j'en doute.

M. Leblanc: Vous avez parlé un petit peu des raisons pour lesquelles les Nations unies seraient un peu réticentes à prendre des mesures plus sévères. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi les Nations unies ne sont pas capables ou ne veulent pas aller un peu plus loin dans une conflit aussi grave?

M. Kergin: Comme vous le savez, les Nations unies sont un groupe d'États membres. Ce ne sont pas tous les États membres qui pensent de la même façon que nous ou que d'autres pays membres. Il y a toujours une division de tactiques ou de politiques envers un pays qui ne conforme pas aux normes démocratiques et qui ne respecte pas les droits de la personne. Encore une fois, les Nations unies travaillent par consensus, mais avant qu'une résolution soit élaborée, on veut s'assurer qu'une grande majorité des pays membres l'appuiera à l'Assemblée générale.

Je crois que M. Laverdure fait référence à une résolution qui sera débattue devant le Conseil de sécurité. Donc, il y aura seulement 15 pays qui auront le droit de voter là-dessus. Parmi ces pays, il y en a quelques-uns qui adoptent une politique de non-ingérence. Ils n'acceptent pas les résolutions qui ont trait à des situations internes, des situations où il n'y a pas de menace claire à la paix ou à l'ordre international.

À ce moment-là, la résolution est faite dans un langage subtil, souple, comme disaitM. Laverdure, et elle n'est pas exactement une condamnation.

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La raison de cela est que tous les pays ne partagent pas nos points de vue. C'est aussi pour cela qu'on trouve des résolutions qui, du point de vue canadien, ne sont pas aussi directes et franches qu'on le voudrait.

L'une des faiblesses des Nations unies est que c'est un endroit où chaque pays a un vote et où il faut convaincre le reste des pays d'adopter un langage qui plaît à l'ensemble.

[Traduction]

Mme Beaumier: Je voudrais, avant tout, faire une déclaration.

Quand je vois que l'on tergiverse comme cela sur les politiques à suivre, cela me frustre énormément, comme la plupart des Canadiens. Notamment quand j'entends des expressions comme «le Canada suivra l'exemple». Le Canada doit prendre l'initiative sur des questions d'une telle importance internationale.

Nous avons oublié une chose, la chose qui m'a probablement le plus marquée au cours de ma vie politique. Un ancien premier ministre très influent de notre pays a déclaré un jour que la puissance de certains pays dépendait de la taille de leur armée, alors que pour d'autres, cela dépendait de la grandeur de leur coeur; à cet égard, le Canada fait figure de géant dans le monde. C'est quelque chose que nous ne devons jamais perdre de vue quand nous participons à des négociations de cette nature. Si l'on n'essaie pas, naturellement, on ne réussira pas.

Le président: Merci.

Je voudrais répéter, au nom de tous les membres du comité, ce qu'a dit M. Lastewka. Nous avons eu la chance, ce matin, de bénéficier de la présence d'excellents experts. Nous les remercions du temps et de l'énergie qu'ils nous ont consacrés et aussi d'avoir parcouru parfois de longues distances pour venir nous rencontrer. Nous remercions également les fonctionnaires du ministère pour leurs renseignements.

Je recommande que le comité se réunisse à nouveau sur cette question au cours de la deuxième semaine du mois de janvier. Je vais demander à la greffière de communiquer avec vous pour déterminer quelle serait la date la plus appropriée.

[Français]

La deuxième semaine de janvier?

M. Leblanc: Pas avant février.

Le président: Pas avant février. Je vais consulter tous les membres du comité. J'espère que ce sera possible avant février parce qu'après tout ce que nous avons entendu, ce sera trop tard.

[Traduction]

M. Broadbent: Monsieur le président, avant que vous leviez la séance, j'aimerais que vous précisiez à l'intention de plusieurs d'entre nous, au bout de la table, la nature de la résolution? Je crois comprendre que la résolution a été adoptée, indépendamment de...

Le président: Nous avons adopté deux résolutions. De laquelle parlez-vous?

M. Broadbent: De la première; du fait que vous continuerez d'avoir d'autres audiences sur cette question après Noël... Je crois comprendre que la première a pour objet de demander à notre ministre, qui se rend à la réunion du Commonwealth, de poursuivre la question et de faire preuve d'initiative au sujet des sanctions. C'est bien cela?

Le président: C'est la façon dont je l'interprète. On y déclare que le comité «invite le Gouvernement du Canada à prendre l'initiative de coordonner un embargo pétrolier exécutoire», et ce, immédiatement. Mme la ministre était ici plus tôt, et je crois comprendre que c'est ce que l'on envisage de faire actuellement. Nous pensons que cela devrait être formulé de façon on ne peut plus claire. Les membres du comité sont d'avis qu'il faut absolument que cette question soit poursuivie et qu'on ne la laisse pas mourir; c'est ce que nous ferons savoir aux membres du gouvernement.

Mme MacDonald: Avant de tenir votre réunion en janvier, puis-je vous suggérer d'obtenir copie du documentaire diffusé par le Canal 4 sur ce qui s'est passé en Ogoniland? S'il y a une chose qui risque d'avoir un impact, c'est bien ce documentaire.

Le président: Je vous remercie. C'est une suggestion utile.

C'était notre dernière séance de l'année et je voudrais remercier tous les membres du comité pour leur coopération et leur aide au cours de l'année écoulée.

[Français]

Je vous souhaite de bonnes vacances et une bonne année.

La séance est levée.

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